Les prochains jours s’annoncent froids, très froids. Alors que les refuges pour sans-abri débordent à Montréal, les intervenants appréhendent un défi de taille pour garder tout le monde au chaud. Et il n’y a pas que dans la métropole que des craintes sont exprimées : des municipalités d’un peu partout dans la province demandent à Québec de mieux les épauler dans la lutte contre l’itinérance.

« Il n’y a pas assez de places pour tout le monde »

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Daniel Sabourin, à bord de la navette de la Mission Old Brewery, qui sillonne les rues de la ville d’un refuge à l’autre de 16 h à minuit, sept jours sur sept.

Les refuges pour sans-abri débordent. Ce manque de places pourrait s’avérer dramatique quand la vague de froid sibérien s’abattra sur la métropole vendredi. Les mesures de soutien seront-elles suffisantes ?

« La navette, bonsoir ! »

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Des sans-abri montent à bord de la navette de la Mission Old Brewery.

Yolette Jean répond à l’appel de la Mission Bon Accueil. Sept personnes qui n’ont pas de place où dormir doivent être transportées à l’ancien YMCA du Complexe Guy-Favreau.

« On va à la Maison L’Exode », précise l’intervenante, que les habitués appellent Madame Navette, maman ou matante. « Après, on va venir. OK, c’est noté. »

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Yolette Jean, intervenante à la Mission Old Brewery

On est à bord de la navette de la Mission Old Brewery qui, de 16 h à minuit, sept jours sur sept, sillonne les rues de la ville d’un refuge à l’autre pour amener les sans-abri là où l’on pourra peut-être les accueillir pour la nuit. Ce va-et-vient est nécessaire parce que les centres d’hébergement débordent.

Daniel Sabourin monte dans la navette à la Mission Bon Accueil avec trois autres passagers.

« Je suis arrivé à 3 h. Puis, là, il est rendu 6 h et ils disent qu’ils n’ont plus de place, raconte-t-il. Il faut tout le temps que tu te promènes d’un bord puis de l’autre pour te faire dire qu’il n’y a jamais de place. Ça devient plate. Une affaire que je sais, c’est qu’il n’y a pas assez de places pour tout le monde. C’est ça, le problème. »

Une soirée tranquille

Mercredi soir, la soirée était probablement tranquille à bord de la navette, en comparaison avec ce qui nous attendra lorsque la vague de froid sibérien s’abattra sur la ville. La météo sera implacable. Vendredi matin, aux aurores, le mercure atteindra -22 °C, avec un refroidissement éolien de -35. Dans la nuit de vendredi à samedi, il plongera à -29 °C, -41 avec le refroidissement. Entre samedi et dimanche, le temps sera plus clément, si l’on ose dire, à -21 °C, avec une température ressentie de -28.

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La navette de la Mission Old Brewery, au coin de la rue Saint-Antoine et du boulevard Saint-Laurent, dans le Vieux-Montréal, mercredi soir

Les statistiques de l’itinérance, elles aussi, sont implacables. Il y a 1623 places d’urgence sur le territoire montréalais, ce qui inclut des lits, des matelas au sol et des chaises, et plus de 3100 sans-abri, selon le dénombrement de 2018. Le défi, c’est de s’assurer que personne ne passe la nuit dehors avec les risques que cela représente pour la santé et pour leur vie.

Tout le monde y met du sien : les organismes communautaires, le réseau de la santé, la Ville de Montréal, le Service de police de la Ville de Montréal (SPVM), la Société de transport de Montréal (STM), des commerces… Mais est-ce que cela suffira ?

Pas une année plus facile

La situation pourrait sembler moins dramatique cette année que les deux années précédentes, quand la pandémie de COVID-19 compliquait les procédures d’accueil. Mais ce n’est pas le cas, parce que le nombre de personnes à statut précaire a augmenté dans la métropole, notamment en raison de l’afflux de milliers de demandeurs d’asile, et parce que le monde communautaire n’échappe pas à la pénurie de main-d’œuvre.

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Personne sans-abri à bord de la navette

La Ville a annoncé mercredi l’ouverture de deux refuges temporaires d’urgence. Une centaine de places supplémentaires seront ainsi offertes jusqu’à dimanche, de 20 h à 9 h, au centre-ville et sur le Plateau-Mont-Royal.

Le Réseau d’aide aux personnes seules et itinérantes de Montréal (RAPSIM) accueille cette annonce « positivement », mais craint que ce soit insuffisant. « Ça va se remplir très, très rapidement », croit la directrice de l’organisme, Annie Savage.

« Le constat est le même depuis des années : il manque des centaines de places d’hébergement 24/7 permanentes, à Montréal, affirme-t-elle. On est vraiment en dessous des besoins. »

Branle-bas de combat

Une réunion d’urgence a été convoquée mardi par le CIUSSS du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal, responsable de l’itinérance, avec des représentants de la Ville, de la STM et du SPVM, des CIUSSS et des organismes communautaires.

L’inquiétude est palpable.

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Marie-Pier Therrien, directrice des communications de la Mission Old Brewery

« Vague de froid ou pas, il y a déjà un manque de places », remarque Marie-Pier Therrien, directrice des communications de la Mission Old Brewery, un organisme qui offre 390 places d’hébergement, dont la presque totalité est occupée par une clientèle d’habitués.

À partir de 19 h, les refuges sont pleins. Les gens qui se cherchent un lit pour la nuit même, c’est beaucoup plus difficile.

Marie-Pier Therrien, directrice des communications de la Mission Old Brewery

Émilie Fortier, directrice des services d’urgence à la Mission, constate qu’il y a moins de places que par le passé dans des « haltes chaleur », ces endroits où on permet aux sans-abri de passer la nuit au chaud, sur une chaise.

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Des sans-abri prennent leur repas au Café Mission.

« Les haltes-chaleur débordent un peu partout, dit-elle. Les places d’hébergement d’urgence également. De façon pratico-pratique, on va s’assurer que chaque place est utilisée et qu’on ne manque pas de personnel la nuit pour ouvrir tous les services. C’est un défi qu’on vit au quotidien, le manque de personnel. Des fois, ça affecte les services de soir et de nuit. »

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Mila Alexova, coordonnatrice du service à la Mission Old Brewery

Le Café Mission, géré par l’organisme, a pour vocation d’accueillir des sans-abri, 24 heures sur 24, sept jours sur sept, toute l’année. Il joue ce rôle de halte-chaleur. À défaut d’un lit, il offre un toit pour passer la nuit et une chaise pour dormir. « Si notre capacité est atteinte, on va quand même laisser la personne entrer, prendre un café, et cette personne-là va partir après », explique Mila Alexova, coordonnatrice du service à la Mission.

Ouvrir le métro la nuit ?

Le RAPSIM aurait souhaité que la STM ouvre cinq édicules de métro toute la nuit, sur l’ensemble du territoire, pour permettre aux sans-abri de rester au chaud durant la vague de froid.

On demande juste de ne pas foutre les gens à la porte entre minuit et 4 h du matin.

Annie Savage, directrice du Réseau d’aide aux personnes seules et itinérantes de Montréal

La STM exprime toutefois de fortes réticences et n’envisage une telle mesure que sur une « base exceptionnelle », parce que le métro n’est pas équipé pour servir de refuge, notamment en raison de l’absence de toilettes.

« Des mesures particulières sont nécessaires pour assurer la salubrité et la propreté des lieux et favoriser une cohabitation harmonieuse des usagers », souligne son porte-parole, Philippe Déry.

La STM pourrait ouvrir un seul édicule toute la nuit, « selon une approche concertée et à la demande du comité de vigie sur l’hébergement d’urgence en itinérance, formé par des représentants de la Ville de Montréal, du SPVM, de la STM, d’organismes communautaires et du CIUSSS Centre-Sud ».

« À l’heure actuelle, une telle demande ne nous a pas été acheminée, mais nos équipes seront prêtes à réagir au besoin », ajoute M. Déry.

Du son côté, le SPVM a un « plan froid extrême ». La Section antiterrorisme et mesures d’urgence « évalue continuellement la situation en fonction des informations fournies par ses partenaires », indique la porte-parole Anik de Repentigny. Le plan froid extrême du SPVM est mis en place dès que le mercure chute sous les -20 °C pour une période de huit heures ou plus.

Le ministre Lionel Carmant se veut rassurant

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Lionel Carmant, ministre responsable des Services sociaux

« On va s’arranger pour qu’il y ait de la chaleur pour tout le monde au cours des prochains jours », a assuré mercredi le ministre responsable des Services sociaux, Lionel Carmant, en marge d’une réunion du caucus caquiste au parlement. M. Carmant a rappelé que le problème de l’itinérance ne touche pas que Montréal. « Des refuges sont apparus à Victoriaville, Gatineau et dans d’autres régions », a-t-il souligné. Pour garantir des services à tous, le ministre dit avoir lancé un message au réseau de la santé : « Ce n’est peut-être pas le temps de donner congé à des gens qui sont sans-abri, qu’ils envoyaient souvent dans les refuges par exemple après leur hospitalisation. On leur a dit de gérer mieux ces ressources-là et de garder ces gens-là à l’abri pendant ce temps froid. »

Tommy Chouinard, La Presse

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Nombre de sans-abri qui ont utilisé le service de navette de la Mission Old Brewery, l’an dernier

Source : Mission Old Brewery

Lutte contre l’itinérance : les villes lancent un cri du cœur à Québec

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Bruno Marchand, maire de Québec et président du nouveau comité de l’UMQ sur l’itinérance

Parce que l’itinérance se répand partout au Québec et que le gouvernement provincial n’en fait pas assez pour la combattre et la prévenir, des maires montent au créneau pour faire reconnaître leur rôle à ce sujet et pour obtenir plus de fonds pour s’en occuper.

Le nouveau comité de l’Union des municipalités du Québec (UMQ) sur l’itinérance, qui s’est réuni pour la première fois cette semaine, mènera une étude pour documenter les coûts assumés par les municipalités en lien avec l’itinérance et organisera, à l’automne 2023, un sommet municipal sur cette question.

« On croyait avant que l’itinérance était un problème de grandes villes, mais il s’est étendu au fil des années. Il s’est déplacé dans des quartiers et dans des municipalités où on n’en voyait pas avant », souligne Bruno Marchand, maire de Québec, qui préside ce comité.

Signe des temps, on trouve parmi les membres du comité les maires et mairesses de Val-d’Or, Roberval, Saint-Colomban, Saint-Jean-sur-Richelieu, Granby et d’autres petites villes du Québec.

Toutes sont confrontées à l’itinérance sur leur territoire et doivent intervenir pour trouver des ressources d’aide, même si cette responsabilité relève du gouvernement du Québec.

Sans-abri à -30

« C’est d’abord un problème humain, mais aussi un problème de ressources », explique M. Marchand en entrevue. « Les municipalités n’ont pas le budget ni la responsabilité de s’occuper de l’itinérance, mais elles le font par humanisme et parce qu’elles croient pouvoir jouer un rôle. »

Les ressources ne sont pas là, mais [les municipalités] ont trouvé des budgets pour s’occuper de cette problématique qui s’amplifie. Cette semaine, il va faire -30, -40, on ne peut pas juste s’en laver les mains !

Bruno Marchand, maire de Québec et président du nouveau comité de l’UMQ sur l’itinérance

Le maire de Québec déplore que cet enjeu soit « laissé en plan » par le gouvernement de François Legault. Le but du comité de l’UMQ est de montrer le rôle joué par les municipalités pour s’attaquer au problème, avant de demander plus de financement de la part du gouvernement provincial.

« Il faut mieux définir le rôle des municipalités, qui sont au cœur de l’enjeu de l’itinérance, de l’aménagement urbain, des ressources communautaires, mais elles doivent être mieux soutenues, il faut mieux travailler ensemble », dit-il. « Les villes sont obligées d’investir des sommes pour gérer l’itinérance, pour soutenir avec leurs maigres ressources les groupes communautaires. Il y a quelque chose qui ne marche pas. »

Selon Bruno Marchand, des solutions existent ailleurs dans le monde pour réduire efficacement l’itinérance, et le Québec doit s’en inspirer pour sortir de la rue les personnes dans le besoin.

« Ça doit faire partie de notre projet de société, on doit refuser l’itinérance et tout mettre en œuvre pour accompagner ceux qui la vivent, en soutenant nos groupes communautaires, plaide-t-il. Les ressources doivent se mettre toutes ensemble pour trouver des solutions qui mettent la personne itinérante au centre. Il faut être ambitieux. »