Travailler dans une salle de rédaction, c’est travailler tous les jours avec les mots, une matière brute qui a pour particularité d’évoluer avec le temps. Un mot jadis courant ne l’est plus, un autre porte à confusion, et un autre encore suscite le malaise. Voici une liste non exhaustive des mots qui nous ont donné du fil à retordre en cette année qui s’achève.

Racisé

Il y a de ces mots à utiliser avec précaution, car ils sont chargés, lourds de sens. « Racisé » en est un.

Ce mot peut porter à confusion, car il est parfois employé à tort comme un synonyme de minorités visibles ou de non-Blancs, par exemple.

Donc on peut parfois se demander si l’utilisation qu’en font certaines personnes que nous citons est bonne. Un exemple : lorsqu’on fait dire au défenseur du Canadien Jordan Harris que « P.K. [Subban], en tant que personne racisée, la carrière qu’il a eue à Montréal, c’est énorme ». Veut-on dire que c’est un exploit parce qu’il est noir ?

Si c’est le cas, c’est fautif. Car pour être qualifié de « racisé », il faut être victime de discrimination, de racisme, rappelle notre conseillère linguistique Lucie Côté. On évoque donc une personne, des populations ou des groupes racisés afin de souligner qu’ils sont l’objet de préjugés et de comportements racistes, non pas parce qu’ils sont d’une minorité visible.

Cela dit, le mot est quand même à utiliser avec parcimonie, puisqu’il est rejeté par des personnes qui pourraient elles-mêmes être considérées comme racisées. À La Presse, on l’utilise donc généralement quand une personne se décrit elle-même comme racisée, par exemple, ou quand une institution l’utilise dans ses communications officielles.

Autrement, l’ambiguïté peut s’installer.

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Drame familial

Deux enfants sont morts à Laval en octobre dernier aux mains d’un homme au sujet duquel aucun détail n’a filtré dans les médias.

Est-ce un membre de la famille ? Le Service de police de Laval a répondu que le lien exact entre l’homme et les enfants ne pouvait être précisé, mais que cela avait « toute l’apparence d’un drame familial ».

Nous n’avons eu d’autre choix que de publier la réponse des autorités policières, faute d’en savoir plus. Mais nous avons aussi malheureusement titré en utilisant l’expression « drame familial », qu’on tend à éviter, un peu comme on le fait pour « crime passionnel », par exemple.

L’expression a en effet tendance à euphémiser ce qui a eu lieu : en l’occurrence, l’assassinat de deux enfants, ce qui est plus dramatique, justement, qu’un « drame familial ».

Après réflexion, nous avons donc choisi de maintenir l’expression « drame familial » dans le texte, mais seulement entre guillemets, lorsqu’il s’agissait de la citation des policiers, puisque cela ajoutait une information pertinente. Mais nous l’avons retirée du titre pour éviter de minimiser la gravité du drame, justement.

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Populisme

Voici un mot qui a donné du fil à retordre… à certains lecteurs, cette fois.

Plus tôt cette année, j’ai écrit sur Pierre Poilievre en qualifiant ses stratégies partisanes de « populistes ». Patrick Lagacé a évoqué quant à lui le « populisme » de certaines sorties d’Éric Duhaime et de François Legault.

Des lecteurs nous ont reproché d’avoir recours de manière péjorative au mot « populiste » en l’appliquant aux partis de droite seulement. « La démocratie, c’est quoi, si ce n’est le peuple qui décide ? demande un lecteur. Et donc, pourquoi ne pas appliquer l’expression à Valérie Plante aussi quand elle dit vouloir rapprocher les décisions de la population ? »

Bonnes questions. La raison est que le « populisme » n’est pas de redonner le pouvoir à la population.

Le populisme est plutôt le « discours politique s’adressant aux classes populaires, fondé sur la critique du système et de ses représentants », selon Le Robert. Est populiste, autrement dit, celui qui dit représenter le soi-disant « vrai monde » contre l’establishment et les institutions, ce qui peut être de gauche, mais qui est tout de même plus répandu à droite à notre époque.

N’est donc pas populiste celui qui cherche simplement à représenter le peuple, soit l’objectif même d’un élu.

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Gang de rue

Le terme « gang de rue » fait débat ces temps-ci, au point que certains demandent qu’on en cesse l’utilisation. Le problème ? Il aurait une connotation ethnique ou raciale et serait assimilé dans la tête de certaines personnes à un gang composé de jeunes Noirs.

Il y a plusieurs problèmes avec cette demande. D’abord, il existe bel et bien des groupes composés de Noirs, mais également des groupes latinos et d’autres origines ethniques variées.

Ensuite, il n’y a pas vraiment de solution de rechange qui puisse être comprise de tous, alors que le but d’un média grand public est justement d’être compris de tous.

Certains proposent de remplacer gang de rue par « gang urbain », qui n’est pas usuel, ou par « groupe criminalisé », qui est trop large. Cela inclurait en effet aussi bien les Hells Angels que les groupes de jeunes délinquants d’un quartier, ce qui n’est pas optimal vu les grandes différences entre de telles organisations et parce qu’on essaie d’éviter l’adjectif « criminalisé », puisqu’il désigne quelqu’un qui a des antécédents criminels.

En outre, des organismes comme Statistique Canada emploient bel et bien gang de rue, notamment dans leur bilan régulier, ce qui pourrait porter à confusion si nous décidions de changer unilatéralement de terme.

Donc nous continuons d’utiliser ce terme pour l’instant.

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Kyiv

Voilà un nom de ville auquel on n’avait pas suffisamment réfléchi jusqu’à ce que l’actualité nous force à le faire.

La capitale ukrainienne était appelée Kiev à La Presse depuis des années, comme dans la plupart des médias occidentaux. Normal : Kiev est l’appellation russe qui s’est imposée en raison du passé russe, puis soviétique de la ville.

Or, l’Ukraine est un pays indépendant depuis 1991, ce qui a incité les autorités là-bas à abandonner officiellement quelques années plus tard le nom russe de la capitale pour lui préférer la version ukrainienne, Kyiv (ou Kyïv).

Des lecteurs nous ont signalé le malaise que le nom Kiev pouvait susciter dans la communauté ukrainienne, ce qui nous a incités à remettre en question ce toponyme désuet.

Depuis, nous avons remplacé Kiev, Kharkov et Lvov par Kyiv, Kharkiv et Lviv.

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Et vous, avez-vous des mots sur lesquels vous butez en lisant La Presse, pour une raison ou pour une autre ? N’hésitez pas à me les faire parvenir à : francois.cardinal@lapresse.ca

Je vous souhaite à tous et à toutes, chers lecteurs et chères lectrices, un beau temps des Fêtes, plein de belles lectures justement, sous le signe du ressourcement et de l’enrichissement.