(Puerto Montt, Chili) Le drapeau canadien flotte au vent devant l’édifice de Cooke Aquaculture à Puerto Montt, aux portes de la Patagonie chilienne. Mais la multinationale du Nouveau-Brunswick est accusée de ternir la réputation du Canada au Chili.

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Cooke Aquaculture, qui produit du saumon dans une multitude de pays, est visée par différents processus de sanction de la part des autorités environnementales chiliennes, depuis l’an dernier.

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Installations de l’entreprise canadienne Cooke Aquaculture, à Puerto Montt, au Chili

Trois de ses « centres d’engraissement de saumon » surproduisent et sont situés en dehors de l’emplacement que l’État leur a attribué, explique Emanuel Ibarra, qui dirige la surintendance de l’Environnement du Chili, l’organe d’application de la loi du ministère de l’Environnement.

« Dans deux d’entre eux, la surproduction était tellement importante qu’ils auraient dû avoir des autorisations environnementales qu’ils n’avaient pas », comme s’il s’agissait d’un élevage supplémentaire, précise-t-il.

Mais ces autorisations supplémentaires seraient aujourd’hui impossibles à obtenir, puisque les salmoneras de Cooke se trouvent dans une zone protégée où l’aquaculture est désormais interdite, précise M. Ibarra — l’entreprise jouit d’un « droit acquis », puisqu’elle s’y trouvait avant l’entrée en vigueur de l’interdiction.

Cooke paralyse en outre le processus de sanction par différents recours judiciaires, ce qui contraste avec l’attitude d’autres multinationales, accusent par ailleurs les autorités chiliennes.

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Emanuel Ibarra, surintendant national de l’Environnement du Chili

On ne peut pas dire qu’ils sont très collaboratifs. Ils ont utilisé différentes stratégies pour prolonger le processus.

Emanuel Ibarra, surintendant national de l’Environnement du Chili

Cooke risque des amendes élevées et la fermeture de certains de ses centres d’élevage, voire la révocation de ses permis, explique M. Ibarra.

Écosystèmes fragiles

Sur son site internet, Cooke vante sa localisation dans le fjord de Cupquelan, dans la région d’Aysén, qui « offre un environnement vierge et isolé entouré de glaciers et de forêts pluviales [et constitue] un endroit parfait pour une production de qualité supérieure et la mise en œuvre de méthodes agricoles durables ».

Elle omet toutefois de dire qu’elle se trouve dans le parc national Laguna San Rafael, une réserve de biosphère de l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO), où l’aquaculture est désormais interdite.

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Vue du parc national Laguna San Rafael, dans le sud du Chili

Ces écosystèmes fragiles sont très convoités par l’industrie, en raison de leurs bonnes conditions marines.

« Après Chiloé, [les producteurs de saumons] ont commencé à chercher des eaux plus propres vers le sud ; d’abord Aysén et maintenant à Magallanes, toujours plus au sud », constate Daniel Arturo Caniullan Huentel.

Ce pêcheur, qui vit sur un archipel de la région d’Aysén, a confié à La Presse avoir « vu des bancs entiers d’oursins disparaître vu le manque d’oxygène » avec l’arrivée des fermes d’élevage de saumons.

L’association des « Communautés côtières du littoral d’Aysén » commence d’ailleurs à se mobiliser devant la « situation critique » de l’écosystème marin, estimant que l’aquaculture est l’une des « plus grandes menaces qui l’affectent », a-t-elle indiqué dans un communiqué publié en août.

Dans le viseur des écologistes

Cooke illustre « à quel point les entreprises internationales se comportent mal au Chili », estime Estefanía González, coordonnatrice de campagnes de Greenpeace au Chili.

« Cooke est l’une des pires entreprises dans le monde », tranche-t-elle, rappelant que la multinationale canadienne est également responsable de l’effondrement d’une ferme salmonicole dans l’État de Washington, en 2017.

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Estefanía González, coordonnatrice chez Greenpeace Chili

Quelque 250 000 saumons de l’Atlantique s’étaient alors échappés dans le Pacifique, au sud de l’île de Vancouver, ce qui avait amené les autorités de l’État américain à bannir dès l’année suivante l’élevage en filets de saumon de l’Atlantique sur son territoire.

L’organisation citoyenne Defendamos Chiloé (Défendons Chiloé), qui milite pour un plus grand contrôle de l’industrie salmonicole et sa sortie des zones protégées, a contribué à lancer le processus de sanction en portant plainte contre l’entreprise canadienne auprès des autorités chiliennes, indique son coordonnateur, Juan Carlos Viveros.

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Juan Carlos Viveros, coordonnateur de Defendamos Chiloé

La Norvège et le Canada, qui se disent “pays développés”, pourquoi viennent-ils faire au Chili ce qu’ils ne font pas chez eux ?

Juan Carlos Viveros, coordonnateur de Defendamos Chiloé

Visite et entrevue refusées

Cooke a refusé l’accès à ses installations chiliennes à La Presse.

« Nous ne pouvons pas vous accueillir », a indiqué le responsable des relations publiques de l’entreprise, Joel Richardson.

L’entreprise avait accepté d’accorder une entrevue, mais elle a finalement refusé de le faire, affirmant que cela n’était « pas pertinent » puisque La Presse n’avait pas visité ses installations.

« Nous avons des certifications Best Aquaculture Practices et GLOBALG.A.P. dans toutes nos fermes d’élevage chiliennes, et certaines sont aussi certifiées par l’Aquaculture Stewardship Council (ASC) », a fait valoir Cooke, dans un courriel.

Or, ces certifications sont financées par l’industrie et font l’objet de critiques ; un rapport de l’organisation canadienne SeaChoice publié en 2018 relevait que « seule une petite proportion de fermes [d’élevage de saumon] respectent les critères de la certification ASC » parmi celles jouissant de la certification un peu partout dans le monde.

Des pratiques bientôt interdites en Colombie-Britannique

PHOTO JONATHAN HAYWARD, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Inspection d’une ferme d’élevage de saumons, près de Campbell River en Colombie-Britannique, en 2018

L’élevage de saumons en filets ouverts dans la mer, tel qu’il est pratiqué au Chili et ailleurs dans le monde, sera bientôt interdit en Colombie-Britannique, où se concentrent plus des deux tiers de l’industrie canadienne salmonicole.

Ottawa prépare un plan « pour cesser la salmoniculture en enclos en filet dans les eaux côtières de la Colombie-Britannique d’ici 2025 », avec pour principal objectif de protéger les saumons sauvages du Pacifique.

L’interdiction de la salmoniculture en filets ouverts ne concerne pas les provinces atlantiques, parce que l’aquaculture y est de compétence provinciale — contrairement à la Colombie-Britannique, où elle est de compétence fédérale.

PHOTO GETTY IMAGES

Ferme aquacole en Colombie-Britannique

Le Québec, où il n’existe à l’heure actuelle aucun élevage de saumons en filets ouverts, se distingue par ailleurs du Chili et d’autres provinces canadiennes en interdisant l’aquaculture d’espèces qui ne sont pas naturellement présentes sur son territoire, précisément dans le but de protéger la faune sauvage en cas d’évasions.

Le gouvernement québécois « privilégie le développement de piscicultures en milieu terrestre », explique Mélissa Lapointe, porte-parole du ministère de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation du Québec (MAPAQ). Des projets de production piscicole de saumon de l’Atlantique sont « en développement », ajoute-t-elle.

Règles suivies

Avec peu d’infractions et d’évasions de poissons, il reste que les entreprises canadiennes productrices de saumons en Colombie-Britannique sont plutôt bonnes élèves, estime le gouvernement fédéral.

« L’industrie est en général très conforme à nos règlements », indique Frédéric Beauregard-Tellier, directeur général de l’aquaculture au ministère canadien des Pêches et des Océans (MPO).

PHOTO JONATHAN HAYWARD, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Des biologistes inspectent une ferme d’élevage de saumons de l’Atlantique en Colombie-Britannique, en 2018.

Les problèmes relevés concernent généralement un dépassement du taux toléré de poux par poisson, précise-t-il. Le « transfert de pathogènes » des élevages vers les populations sauvages est l’une des principales préoccupations du Ministère, selon Frédéric Beauregard-Tellier.

L’enjeu, c’est vraiment lors de la migration de saumons sauvages, quand ils passent proche des sites d’aquaculture.

David Morin, directeur général des sciences stratégiques et réglementaires au ministère canadien des Pêches et des Océans

Interdiction réclamée sur la côte Est

PHOTO ROBERT F. BUKATY, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

Installations d’une ferme d’élevage de saumons de l’entreprise Cooke Aquaculture, au Nouveau-Brunswick

Des voix s’élèvent au Canada atlantique pour réclamer là aussi l’interdiction de l’élevage de saumons en filets ouverts.

Les lois provinciales ne sont pas bien respectées et sont trop permissives, déplore Geoff Le Boutillier, de la Coalition Healthy Bays (Baies en santé), une organisation de la Nouvelle-Écosse qui milite pour une aquaculture responsable.

« Il est notoire que la Nouvelle-Écosse a l’une des réglementations les plus faibles » en matière d’aquaculture, affirme-t-il.

Pourquoi sommes-nous si stricts sur la gestion des eaux usées d’origine humaine et si permissifs envers des multinationales qui rejettent dans nos eaux l’équivalent des matières fécales d’une grande ville ?

Geoff Le Boutillier, de la Coalition Healthy Bays

L’industrie a un « énorme impact » sur l’environnement, estime M. Le Boutillier, qui rappelle que la multinationale canadienne Cooke Aquaculture a écopé d’une amende de 500 000 $ en 2013, pour avoir contribué à la mort de homards dans le sud-ouest du Nouveau-Brunswick.

Sa division Kelly Cove Salmon a reconnu avoir déversé dans l’eau de la cyperméthrine, un pesticide agricole interdit dans les milieux marins en raison de sa toxicité prouvée pour les crustacés, pour lutter contre une infestation de poux du saumon dans une de ses fermes salmonicoles.

Il s’agit encore à ce jour « de la plus lourde amende de ce type jamais imposée par un tribunal au Canada à une exploitation salmonicole pour des infractions à la Loi sur les pêches », a indiqué à La Presse Barre Campbell, porte-parole du ministère canadien des Pêches et des Océans.

Améliorations

Le Canada n’est certes « pas parfait » en matière d’élevage de saumons, mais « il s’est nettement amélioré » grâce à ses efforts de recherche, estime l’océanographe Philippe Archambault, professeur au département de biologie de l’Université Laval.

L’industrie canadienne se démarque notamment par sa pratique de « l’aquaculture multitrophique », soit l’élevage simultané de poissons, de mollusques et de plantes marines, illustre-t-il.

Dans le cas du saumon, il est possible d’élever des mollusques sous les filets et de cultiver des algues autour, ce qui permet d’utiliser les nutriments et les déjections des élevages de saumons qui se seraient autrement accumulés au fond ou dispersés dans l’eau.

PHOTO ANDREW VAUGHAN, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Ferme d’élevage de saumons à Owls Head, en Nouvelle-Écosse

L’industrie parvient aussi à réduire son utilisation de pesticides et d’antibiotiques, observe Grant W. Vanderberg, professeur au département des sciences animales de l’Université Laval.

Elle recourt notamment à des vaccins ainsi qu’à des traitements à l’eau douce légèrement chauffée pour débarrasser les saumons des poux qui les parasitent, et fait du « coélevage avec d’autres poissons qui servent à manger les poux de mer des saumons », illustre-t-il.

Il reste l’enjeu de l’alimentation du saumon, un poisson carnivore dont chaque kilogramme produit nécessite l’utilisation de deux à cinq kilogrammes de poissons sauvages, selon diverses études.

Mais là aussi, il y a de l’amélioration, observe Kurt Gamperl, professeur et directeur adjoint du département des sciences océaniques de l’Université Memorial de Terre-Neuve.

« La plupart des diètes commerciales [au Canada] ne contiennent aujourd’hui que 10 à 15 % de farine de poisson et d’huile de poisson, dit-il. Il y a 20 ans, c’était 100 %. »

Nombre de sites d’élevage de poissons de mer au Canada

  • Colombie-Britannique : 86
  • Québec : 0
  • Nouveau-Brunswick : 91
  • Île-du-Prince-Édouard : 0
  • Nouvelle-Écosse : 34
  • Terre-Neuve-et-Labrador : 101
  • Total côte Est : 126

Source : Pêches et Océans Canada

Ce reportage a été réalisé avec le soutien financier du Fonds québécois en journalisme international.