La reine Élisabeth II a toujours eu un faible pour le Canada, qu’elle considérait comme sa deuxième patrie. Vingt-deux fois depuis 1957, elle y a posé les pieds, accueillie dans l’extase ou la controverse. Carnet de voyages.

Du rapatriement de la Constitution aux Jeux olympiques

Même si toutes ses visites n’ont pas eu le même succès, Élisabeth II a toujours eu un faible pour le pays qu’elle considérait comme sa deuxième patrie.

PHOTO PETER BREGG, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Pierre Elliott Trudeau et Élisabeth II lors d’une visite de la reine en Colombie-Britannique en 1983 

En 1983, au terme d’un voyage en Californie où elle a visité le président américain Ronald Reagan, un reporter demande à Élisabeth quelle sera sa prochaine destination. Sans hésiter, la reine lui répond qu’elle prend l’avion le lendemain pour rentrer chez elle. Sachant qu’elle s’apprête à visiter la Colombie-Britannique, le journaliste ne cache pas sa surprise. 

« Oh ! Je croyais que vous alliez au Canada », dit-il. 

Ce à quoi la reine lui répond : « Oui, c’est bien ce que je disais. Je rentre chez moi. »

Cette anecdote en dit long sur les liens privilégiés qu’a entretenus la reine Élisabeth avec le Canada. La monarque a en effet visité le pays 22 fois entre 1951 et 2010. L’Australie arrive bonne deuxième, avec 16 visites, et la Nouvelle-Zélande troisième, avec 10.

« Comme l’a déjà dit un observateur, elle est allée plus souvent à Moose Jaw, en Saskatchewan, qu’elle est allée à New York », souligne Garry Toffoli, directeur du Canadian Royal Heritage Trust.

La reine était de passage au pays lors de plusieurs dates phares de l’histoire récente du Canada, de l’ouverture de la session parlementaire de 1957 au rapatriement de la Constitution en 1982 en passant par l’inauguration de la Voie maritime du Saint-Laurent en 1959, l’Exposition universelle de 1967 ou l’ouverture des Jeux olympiques de 1976.

Pour des raisons de proximité géographique et de stabilité, il est certes plus facile de planifier un voyage royal au Canada que dans la plupart des autres États du Commonwealth.

Philip Murphy, directeur de l’Institut des études sur l’histoire du Commonwealth à Londres

Mais il y a plus que cela. Avant même de fouler le sol canadien pour la première fois, en 1951, Élisabeth voyait déjà le Canada d’un bon œil, plusieurs membres de sa famille y ayant vécu pendant des périodes plus ou moins longues — à commencer par son arrière-arrière-grand-père, le prince Édouard, duc de Kent, père de la reine Victoria. Ce dernier, qui a résidé à Québec à la fin des années 1700, sera l’un des premiers à employer le terme « Canadiens » pour parler des populations locales.

Les parents d’Élisabeth y feront par ailleurs un voyage marquant en 1939, faisant dire à la reine mère que c’est ici qu’elle a fait l’apprentissage de la royauté (« Canada made us »). Bref, « ses liens avec les Canadiens étaient déjà familiers et chaleureux avant même qu’elle ne monte sur le trône », résume Carolyn Harris, historienne de la monarchie.

Pas toujours la bienvenue

Cela dit, sa relation avec l’ancienne colonie n’a pas seulement été un conte de fées.

Ses visites ont notamment donné lieu à plus d’un débat sur la monarchie au Canada, quand elles n’ont pas provoqué des manifestations, comme lors de son passage à Québec le 10 octobre 1964, où des émeutes nationalistes ont été réprimées violemment dans ce que l’on appelle désormais le « samedi de la matraque ».

PHOTO ARCHIVES LE SOLEIL

La visite de la reine à Québec le 12 octobre 1964 a provoqué des émeutes nationalistes qui ont été réprimées violemment dans ce que l’on appelle désormais le « samedi de la matraque ».

Jusque-là, le Québec avait été plutôt favorable à la couronne britannique — qui le lui rendait bien, d’ailleurs.

Pour Élisabeth, parfaitement bilingue et francophile avérée, le fait français au Canada était, en quelque sorte, un joyau supplémentaire sur la couronne britannique.

Mais dans les années 1960, alors que soufflait le vent des indépendances sur la majorité des anciennes colonies britanniques, la relation entre le Québec et la famille royale a changé. « La monarchie est devenue un symbole de “britishness” et de colonialisme, alors qu’elle était vue auparavant comme un système qui protégeait les droits des minorités », souligne Carolyn Harris.

Par peur d’une réaction hostile, Élisabeth n’a jamais remis les pieds à Québec, et il faudra attendre 2011, avec Kate et William, pour qu’un membre rapproché du cercle Windsor retourne dans la Vieille Capitale.

Elle est toutefois venue trois fois à Montréal — en 1967, 1976 et 1987.

Fidèle à son devoir de réserve, la reine ne s’est jamais officiellement prononcée sur les aspirations souverainistes du Québec, mais on sait qu’elle était résolument contre la partition du Canada.

« Elle n’était pas en faveur de l’indépendance, privilégiant le nationalisme à l’intérieur du Canada », résume Garry Toffoli, en soulignant que la famille royale a toujours préféré l’idée d’un Canada hétérogène, mais uni sous la couronne.

Un canular, signé par l’humoriste Pierre Brassard pendant la campagne référendaire de 1995, l’avait d’ailleurs démasquée. Brassard, qui se faisait passer pour le premier ministre Jean Chrétien, avait demandé à Son Altesse d’intervenir en faveur de l’unité auprès des électeurs québécois, chose à laquelle elle avait exceptionnellement consenti… avant que Buckingham Palace ne réalise qu’il s’agissait d’un canular et qualifie l’évènement d’« irritant et regrettable ».

Quelques mois plus tard, lors d’un sommet du Commonwealth en Nouvelle-Zélande, Jean Chrétien et la reine se sont rencontrés. Selon ce qu’on peut lire dans les mémoires de Jean Chrétien, Élisabeth lui aurait avoué avoir eu quelques doutes : « Je ne trouvais pas que ça sonnait comme vous, mais avec toute la pression que vous subissiez alors, j’ai pensé que vous étiez peut-être saoûl. »

Ses premiers ministres canadiens

Élisabeth II aura rencontré 12 premiers ministres canadiens au cours de son règne, le dernier en date étant Justin Trudeau.

PHOTO YUI MOK, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

Justin Trudeau a rencontré la reine Élisabeth II au palais de Buckingham en 2015.

Pour son couronnement en 1953, Louis St-Laurent s’était déplacé à Londres. Quatre ans plus tard, lors de sa première visite royale officielle, le pays était dirigé par le conservateur John Diefenbaker. Ce dernier aurait décrit Élisabeth comme étant « peut-être la personne la plus informée du monde en matière de Commonwealth et d’affaires étrangères ».

Sa relation avec Pierre Elliott Trudeau a néanmoins été décrite comme ambiguë, voire conflictuelle.

Trudeau, premier ministre du Canada de 1968 à 1979 et de 1980 à 1984, n’a jamais caché ses tendances républicaines. Ses propositions de réformes constitutionnelles visant à enlever du pouvoir à la reine au profit du gouverneur général (projet de loi C-60) ont été contrecarrées par tous les premiers ministres provinciaux, y compris René Lévesque, mais témoignent bien de ses sentiments antimonarchistes.

On retiendra en outre ses initiatives visant à retirer le terme « royal » dans certains services canadiens comme les postes, l’armée et la marine, ainsi que ses fameuses pirouettes faites dans le dos de la reine Élisabeth, à Buckingham Palace, une gaminerie que plusieurs ont perçue comme de l’irrévérence à l’endroit de la souveraine. 

PHOTO DOUG BALL, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

En 1977, à Buckingham Palace, Pierre Elliott Trudeau a fait des pirouettes dans le dos de la reine Élisabeth, une gaminerie que plusieurs ont perçue comme de l’irrévérence.

« Il se moquait pourtant de l’institution, pas de la reine », précise Garry Toffoli, directeur du Canadian Royal Heritage Trust.

Au-delà de ces provocations, Trudeau n’aurait pas un seul moment songé à abolir la monarchie ni caché son respect pour Élisabeth II, qui s’est montrée particulièrement coopérative dans le dossier du rapatriement de la Constitution en 1982.

« Elle a favorisé ma tentative de réforme, écrira plus tard Trudeau père dans ses mémoires. J’ai toujours été impressionné non seulement par la grâce qu’elle démontrait en tout temps en public, mais aussi par la sagesse qu’elle démontrait dans les conversations en privé. »

En visite au Canada

Élisabeth II est venue 22 fois au Canada. Survol de ses principales visites.

  • 1957
Premier voyage officiel au pays en tant que reine du Canada. Chef de l’État canadien,
la reine en profite pour ouvrir la session du 23e Parlement canadien.

    PHOTO ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

    1957
    Premier voyage officiel au pays en tant que reine du Canada. Chef de l’État canadien,
la reine en profite pour ouvrir la session du 23Parlement canadien.

  • 1959 Première visite d’envergure. Ouverture de la Voie maritime du Saint-Laurent en compagnie du président américain Dwight Eisenhower. En six semaines, elle visite tous les provinces et territoires du Canada.


    PHOTO PAUL-HENRI TALBOT, ARCHIVES LA PRESSE

    1959 Première visite d’envergure. Ouverture de la Voie maritime du Saint-Laurent en compagnie du président américain Dwight Eisenhower. En six semaines, elle visite tous les provinces et territoires du Canada.


  • 1964 Une visite qui sera marquée par les émeutes de Québec

    PHOTO ARCHIVES LA PRESSE

    1964 Une visite qui sera marquée par les émeutes de Québec

  • 1967 Lors du centenaire de la Confédération, elle en profite pour visiter Expo 67.

    PHOTO MICHEL GRAVEL, ARCHIVES LA PRESSE

    1967 Lors du centenaire de la Confédération, elle en profite pour visiter Expo 67.

  • 1976
Ouverture des Jeux olympiques, en compagnie de sa fille, la princesse Anne,
qui est membre de l’équipe britannique d’équitation.

    PHOTO PIERRE MCCANN, ARCHIVES LA PRESSE

    1976
    Ouverture des Jeux olympiques, en compagnie de sa fille, la princesse Anne,
qui est membre de l’équipe britannique d’équitation.

  • 1982
Signature de la nouvelle Constitution canadienne à Ottawa

    PHOTO RON POLING, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

    1982
    Signature de la nouvelle Constitution canadienne à Ottawa

  • 1987
À l’occasion du sommet du Commonwealth, elle visite la Saskatchewan et le Québec,
pour la première fois depuis 1964.

    PHOTO RON POLING, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

    1987
    À l’occasion du sommet du Commonwealth, elle visite la Saskatchewan et le Québec,
pour la première fois depuis 1964.

  • 2002
Pour la tournée du jubilé d’or, elle traverse tout le pays…
mais évite le Québec, tout comme en 2010.

    PHOTO ANDRÉ FORGET, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

    2002
    Pour la tournée du jubilé d’or, elle traverse tout le pays…
mais évite le Québec, tout comme en 2010.

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La fin de la monarchie constitutionnelle ?

Elle apparaît sur nos billets de banque, sur nos passeports, sur nos pièces de monnaie, sur nos timbres. 

C’était officiellement la chef de l’État canadien, un rôle symbolique et pourtant lourd de sens. Si nos politiciens étaient dans les faits indépendants, elle sanctionnait nos lois et pouvait techniquement dissoudre l’assemblée, par l’entremise de son représentant au Canada, la gouverneure générale.

PHOTO CHRISTINNE MUSCHI, ARCHIVES REUTERS

La gouverneure générale Mary Simon mène une revue de la garde après sa prestation de serment à ce poste, 
le 26 juillet 2021.

Mais la mort d’Élisabeth II, reine éminemment consensuelle, serait-elle l’occasion de revoir un système politique que certains considèrent comme dépassé ? 

Plusieurs voix se sont élevées au fil des ans pour dénoncer ce qui peut être vu comme une aberration et prôner l’abandon de la monarchie constitutionnelle au profit d’une république, comme en France ou aux États-Unis. 

Parmi elles, celle du directeur du groupe Citoyens pour une République canadienne, Tom Freda, qui souligne entre autres l’absurdité d’avoir au Canada un chef d’État né et vivant à l’étranger.

« Notre monarque n’habite pas ici. Il ne paie pas de taxes ici. Et ses fonctions sont assumées par un vice-roi. Est-ce que cette situation est normale au XXIe siècle ? », demande celui qui milite pour la cause depuis la fin des années 1990.

« Il est aberrant que le Canada ne puisse pas changer lui-même de chef d’État et qu’il dépende pour ce faire d’une famille aristocratique vivant sur un autre continent. C’est un peu gênant. Cela donne l’impression qu’on n’a pas encore obtenu notre indépendance. Et très franchement, nous méritons mieux. »

PHOTO ADRIAN WYLD, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

La mort d’Élisabeth II, reine éminemment consensuelle, serait-elle l’occasion de revoir un système politique que certains considèrent comme dépassé ?

Des cas similaires

D’autres pays du Commonwealth sont déjà passés par ces remises en question. Le débat a notamment eu lieu en Nouvelle-Zélande, en Jamaïque, à Saint-Vincent et même dans la petite île de Tuvalu, dans le Pacifique, où deux référendums ont été organisés, en 1986 et en 2008. L’Australie a également tenu un plébiscite en 1999, qui s’est soldé par une victoire à 55 % du maintien de la monarchie. En 2021, la Barbade a fait le saut, devenant la première monarchie constitutionnelle à devenir une république depuis l’île Maurice en 1992.

Difficile de savoir ce que serait le résultat au Canada. Si le pays compte environ « 20 % de monarchistes purs et durs » (dixit Tom Freda) et que les visites royales soulèvent bon an, mal an la controverse, ce sujet suscite surtout ambivalence ou haussement d’épaules, ce qui expliquerait en partie pourquoi les politiciens ne se sont jamais attaqués à cette épineuse question.

Il faut savoir que changer le système politique canadien nécessiterait de modifier la Constitution, ce qui équivaudrait à ouvrir une boîte de Pandore, particulièrement en ce qui concerne le Québec, qui n’attend que cette occasion pour rappliquer avec ses propres revendications, souligne Patrick Taillon, professeur de droit constitutionnel à l’Université Laval. 

Le fédéral ne veut pas qu’une négociation sur la reine donne lieu à des demandes sur la langue. Ça impliquerait des négociations très serrées, et il ne veut pas embarquer là-dedans.

Patrick Taillon, professeur de droit constitutionnel à l’Université Laval

L’accord des provinces serait par ailleurs requis, et rien ne dit que toutes abonderaient dans le même sens, certaines étant plus royalistes que d’autres.

« Il faut se demander si le jeu en vaut la chandelle, ajoute Philip Murphy, directeur de l’Institut des études sur le Commonwealth à Londres. Le gouvernement voudra-t-il dépenser d’énormes quantités de temps et d’argent à revoir la législation, avec le danger de ne pas pouvoir rallier toutes les provinces et d’être débouté dans un éventuel référendum ? La question se pose. »

Selon M. Murphy, le fait d’être une monarchie constitutionnelle a des avantages, notamment en ce qui concerne l’échange de renseignements par l’entremise de la Couronne entre certains pays du Commonwealth. 

Un rempart identitaire

D’autres estiment que tout colonisé qu’il soit, le système politique canadien a fait ses preuves, et qu’il serait mal avisé de le changer.

« Si ce n’est pas cassé, pourquoi le réparer ? », lance Garry Toffoli, directeur du Canadian Royal Heritage Trust, organisation promonarchique située à Toronto.

Selon lui, la monarchie constitutionnelle permet non seulement d’avoir un chef d’État politiquement neutre, mais aussi de se distinguer des Américains, en offrant un rempart contre l’homogénéisation.

« Dans une république, le point de ralliement est les gens ordinaires, explique M. Toffoli. C’est pourquoi les Américains ne croient pas au bilinguisme et au multiculturalisme. Seule la monarchie peut embrasser la diversité, parce que la monarchie est basée sur la loyauté à une personne et non sur la conformité. Une république canadienne, par exemple, ne pourrait tolérer l’existence d’une province francophone. »

Tom Freda, quant à lui, est loin d’être convaincu par les arguments de M. Toffoli.

Pour cet ardent républicain, le Canada est tout simplement prêt à reprendre sa destinée en main, ayant déjà, par le passé, montré la voie de l’autonomie aux autres pays du Commonwealth. Selon lui, la peur « d’attaquer cette question de front » commence à disparaître et il est grand temps que le pays « ait cette discussion ».

L’arrivée de Charles sur le trône pourrait bien précipiter le débat. Alors qu’Élisabeth II jouissait d’une popularité sans borne, son fils Charles n’a pas le même capital de sympathie. Mais d’ici à ce que les changements surviennent, les Canadiens devraient avoir le temps de voir son profil sur leurs billets de 20 $.