Mohamedou Ould Slahi, un ressortissant mauritanien détenu pendant 14 ans et longuement torturé dans la prison militaire américaine, espère que le recours aux tribunaux permettra d’« exposer la vérité » sur le rôle des autorités canadiennes dans ses déboires, qui ont inspiré le film hollywoodien The Mauritanian.

Mohamedou Ould Slahi se dit convaincu que les forces de l’ordre canadiennes ont joué un rôle central dans son enlèvement et sa détention prolongée à la prison américaine de Guantánamo. Il réclame 35 millions de dollars en compensation du gouvernement fédéral pour les préjudices subis.

La poursuite intentée en Cour fédérale le 22 avril par la firme d’avocats torontoise Goldblatt Partners allègue que la Gendarmerie royale du Canada et le Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) ont « mis la vie et la sécurité » du ressortissant mauritanien en danger. Comment ? En produisant des informations erronées à son sujet, alors qu’il vivait à Montréal avec le statut de résident permanent à la fin des années 1990.

Les autorités canadiennes, affirme la procédure obtenue par La Presse, ont alimenté les soupçons de terrorisme des Américains. Cela a ultimement mené à son envoi à la prison militaire de Guantánamo en 2002, d’où il ne ressortira qu’en 2016.

PHOTO RICHARD PERRY, ARCHIVES THE NEW YORK TIMES

La prison militaire américaine de Guantánamo, sur l’île de Cuba

Les autorités canadiennes auraient ensuite « tacitement cautionné » la torture qu’il a subie sur place en « recevant et en utilisant » des informations provenant de confessions forcées sans valeur, plutôt que de réclamer la fin des abus dont il était victime.

Les Canadiens doivent comprendre qu’il s’agit d’une histoire canadienne. Sans le Canada, je n’aurais jamais été kidnappé. Sans le Canada, je n’aurais jamais été torturé.

Mohamedou Ould Slahi, en entrevue depuis les Pays-Bas, où il réside

« Je veux que la vérité soit connue de tous les Canadiens », souligne le Mauritanien de 51 ans, qui dit n’avoir d’autre choix que de se tourner vers les tribunaux en raison du manque de transparence des autorités fédérales.

Amnistie internationale et le Nouveau Parti démocratique (NPD) avaient demandé l’année dernière l’ouverture d’une enquête publique au sujet du rôle du Canada dans les mésaventures du ressortissant mauritanien, en réaction à une série d’articles de La Presse sur le sujet.

Lisez l’article « Après 14 ans à Guantánamo, il veut laver sa réputation »

Le gouvernement a écarté ces demandes, en relevant qu’aucune information ne rendait une telle démarche « nécessaire ». Le ministère de la Sécurité publique avait plutôt suggéré au ressortissant mauritanien d’adresser ses doléances à l’Office de surveillance des activités en matière de sécurité nationale, un organisme méconnu.

L’équipe d’avocats représentant Mohamedou Ould Slahi estime qu’une poursuite en cour fédérale est une avenue plus intéressante, puisqu’elle va permettre de mettre la main sur de nombreux documents internes susceptibles de clarifier ce qui s’est passé.

M. Slahi s’est établi à Montréal en novembre 1999 après avoir obtenu la résidence permanente. Ses ennuis avec les autorités ont commencé après l’arrestation, quelques semaines plus tard, d’Ahmed Ressam, un ressortissant algérien qui voulait faire exploser l’aéroport de Los Angeles dans le cadre du « complot du Millénaire ».

La poursuite relève que le ressortissant mauritanien fréquentait la même mosquée que le terroriste, mais ne l’a jamais rencontré, puisque ce dernier était déjà parti dans l’Ouest canadien à son arrivée au pays.

L’arrestation de Ressam, relate le document, a été une « source d’humiliation » pour les forces de sécurité canadiennes, qui ont réagi en lançant une « enquête agressive » ciblant notamment plusieurs musulmans fréquentant la mosquée Assuna-Annabawiyah, dont M. Slahi.

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, ARCHIVES LA PRESSE

La mosquée Assuna-Annabawiyah dans Parc-Extension, à Montréal

Ils seraient devenus « obsédés » dans le processus par l’idée que le Mauritanien avait joué un rôle dans le complot du Millénaire. Une conclusion « purement spéculative », qui était basée sur « l’islamophobie et les stéréotypes » plutôt que sur de solides pratiques d’enquête, relève la poursuite.

Les opérations de surveillance menées à son encontre ont généré des transcriptions d’appels et de courriels ainsi que des photos ayant été transmises « sans mises en garde » appropriées aux autorités américaines, lit-on dans le document.

Une conversation « innocente et bénigne », dans laquelle M. Slahi demandait à un interlocuteur d’apporter du sucre en vue de prendre du thé, a notamment été présentée par les autorités canadiennes comme une forme de « langage codé figurant dans un complot terroriste ». Cette même conversation aurait ensuite tourné à l’« obsession » et sera régulièrement évoquée par les interrogateurs américains du détenu à Guantánamo, selon ses avocats.

PHOTO FOURNIE PAR LE COMITÉ INTERNATIONAL DE LA CROIX-ROUGE

Mohamedou Ould Slahi il y a une dizaine d’années, alors qu’il est détenu à Guantánamo

En entrevue à La Presse l’année dernière, un ex-agent du FBI ayant longuement enquêté sur le complot du Millénaire, Fred Humphries, a souligné que les forces canadiennes avaient « exagéré l’importance » de cet entretien auprès des Américains. Il dit s’être rendu lui-même à la prison militaire en 2003 pour souligner sa conviction que Mohamedou Ould Slahi n’avait aucun lien avec Ahmed Ressam et l’attentat projeté à Los Angeles.

Lisez l’article « Une conversation qui tourne à l’obsession »

Selon la poursuite, le témoignage de M. Humphries et celui de Mark Fallon, ex-enquêteur de Guantánamo, allant dans le même sens, ont mis en lumière « le rôle secret » du Canada dans les déboires de M. Slahi.

Les autorités canadiennes, affirment les avocats du Mauritanien, ont aggravé leur faute en « communiquant avec les interrogateurs depuis le Canada, en leur transmettant de l’information et en se rendant à Guantánamo pour l’interroger » alors qu’ils savaient qu’il était « détenu illégalement et torturé ».

La poursuite relève que de « fausses informations » obtenues dans ce cadre se sont retrouvées notamment dans un breffage produit en 2005 pour la haute direction de la GRC.

Les avocats de M. Slahi notent que le comportement des autorités canadiennes contrevient à plusieurs dispositions de la Charte des droits et libertés et du Code civil du Québec ainsi que des obligations internationales du pays en matière de lutte contre la torture, ce qui justifie l’importance des dommages réclamés.

Ni le SCRS ni la GRC ou le Procureur général du Canada, qui est officiellement ciblé par la poursuite, n’ont réagi vendredi à l’initiative de Mohamedou Ould Slahi. Le ministère de la Sécurité publique s’est borné à dire, au nom du gouvernement, qu’il serait « inapproprié » de commenter sur un dossier « présentement traité par les tribunaux. »

PHOTO ADRIAN WYLD, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Ward Elcock, ex-directeur du SCRS, en 2010

Ward Elcock, un ex-directeur du SCRS qui était en poste à l’époque où le Mauritanien a été interrogé à Montréal, s’est dit convaincu l’année dernière que l’organisation n’avait rien à se reprocher dans cette affaire.

Il a indiqué que « les Américains étaient déjà très préoccupés » par M. Slahi en 1999 et « n’avaient pas besoin du tout d’encouragements » de la part des autorités canadiennes pour se convaincre de son importance.

Lisez l’article « Le SCRS n’a rien à se reprocher, dit un ex-directeur »

M. Slahi maintient que la responsabilité des autorités canadiennes dans ses déboires est claire et justifie des excuses en bonne et due forme ainsi qu’une indemnisation substantielle.

« Je cherchais une vie meilleure [en venant à Montréal]. Le Canada ne m’a pas protégé. Au contraire, le Canada m’a jeté sous le bus », déplore-t-il.

Des indemnisations versées

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, ARCHIVES LA PRESSE

Maher Arar en 2004

Le gouvernement fédéral a déjà versé des indemnisations financières de plusieurs millions de dollars à quatre musulmans canadiens qui ont été détenus à l’étranger et torturés dans la période suivant les attentats du 11 septembre 2001, sur la base notamment d’informations erronées fournies aux autorités américaines par les forces de l’ordre canadiennes. Ce fut le cas notamment pour Maher Arar, un ingénieur canadien d’origine syrienne qui avait été enlevé par les États-Unis en 2002 et envoyé en Syrie pour être interrogé. Ottawa a présenté des excuses en 2007 et annoncé le versement d’une indemnisation de 10,5 millions de dollars. Le juge Dennis O’Connor, qui chapeautait une commission d’enquête à ce sujet, a prévenu dans son rapport final que la transmission de renseignements à des pays alliés était un exercice « extrêmement délicat » devant être évité s’il existe un « risque crédible » de rendre le Canada complice de torture dans le processus.

Une longue série de rebondissements

PHOTO ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Mohamedou Ould Slahi en 2016 lors d’une conférence de presse à Nouakchott, en Mauritanie

Fin des années 1980

Mohamedou Ould Slahi, qui est né en 1970 en Mauritanie, s’établit en Allemagne pour poursuivre ses études de génie.

1992

Inspiré par le combat des moudjahidines contre les forces russes, il interrompt ses études et se rend à deux reprises en Afghanistan, où il séjourne notamment dans un camp d’entraînement d’Al-Qaïda. Il quitte le pays parce qu’il est désabusé par les affrontements entre islamistes et rompt avec l’organisation, qui n’a pas encore la portée terroriste qu’on lui connaît aujourd’hui.

Novembre 1999

Après avoir éprouvé des difficultés pour renouveler son visa en Allemagne, où les autorités s’inquiètent d’appels reçus d’un cousin devenu un proche conseiller d’Oussama ben Laden, il quitte le pays pour s’établir à Montréal.

Décembre 1999

PHOTO ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

Ahmed Ressam

Trois semaines après l’arrivée de Mohamedou Ould Slahi à Montréal, un ressortissant algérien lié à Al-Qaïda, Ahmed Ressam, est arrêté dans l’ouest du pays, alors qu’il tentait de franchir la frontière américaine à bord d’un véhicule chargé d’explosifs. Il espérait frapper l’aéroport de Los Angeles dans le cadre du complot dit du Millénaire. Mohamedou Ould Slahi est soupçonné par les autorités canadiennes d’être un complice de Ressam, qui fréquentait la même mosquée montréalaise. Les deux hommes ne se sont jamais croisés sur place, l’Algérien étant déjà parti dans l’Ouest au moment de son arrivée.

2000

Sous pression des forces de l’ordre, Mohamedou Ould Slahi quitte le Canada en janvier et est arrêté au Sénégal, où il est interrogé avec l’aide du FBI avant d’être relâché. La Mauritanie l’interroge aussi à son retour au pays et le relâche. Il affirme dans la poursuite déposée vendredi que les forces de sécurité canadiennes l’ont harcelé pour le pousser à partir de Montréal afin qu’il puisse être interrogé dans un pays tiers moins regardant sur la question des droits de la personne.

2001

PHOTO ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

Détenus à la prison militaire de Guantánamo

Il est appréhendé de nouveau à la suite des attentats du 11 septembre 2001, qui mènent à l’arrestation de nombreux individus considérés comme des terroristes par les États-Unis. Après avoir été interrogé en Jordanie et en Afghanistan, il aboutit à Guantánamo, où il sera longuement torturé.

2003

Un plan spécial adopté par le secrétaire à la Défense de l’époque, Donald Rumsfeld, est mis en application de mars 2003 à l’automne 2004. Il prévoit notamment de longues périodes d’isolement et de privation de lumière, des séances d’humiliation sexuelle et des simulacres d’exécutions. Pour en finir avec la torture, Mohamedou Ould Slahi finit par dire à la suggestion de ses interrogateurs qu’il avait inventé un projet d’attentat visant la tour du CN, à Toronto, alors qu’il ne la connaît pas et n’a jamais visité la ville.

2016

Les autorités américaines pensent qu’il est un membre haut placé d’Al-Qaïda, mais ne réussiront jamais à étayer leurs soupçons. Ils renoncent à toute mise en accusation. Six ans après qu’un juge en territoire américain eut conclu que rien ne venait étayer les prétentions des autorités sur son rôle présumé au sein de l’organisation terroriste, un tribunal administratif de Guantánamo décide que sa détention n’est plus nécessaire pour des raisons de sécurité nationale. Il est renvoyé en Mauritanie, où il est initialement soumis à des restrictions de déplacement demandées par les autorités américaines.

2022

PHOTO FOURNIE PAR LA PRODUCTION

Scène du film The Mauritanian

L’ex-détenu vit et travaille aujourd’hui aux Pays-Bas. Ses démêlés ont inspiré un film intitulé The Mauritanian, basé sur un livre qu’il a écrit alors qu’il était en détention.