Commençons par régler un faux dilemme : il n’y a pas « le bord de la police » et un autre bord dans l’affaire Camara, comme quelques lecteurs m’ont écrit.

Il y a un bord : la justice. Et ici, il y a eu une injustice. Un innocent a passé six jours en prison. Une gaffe suffisamment grave de la police de Montréal pour que le directeur lui-même présente ses excuses à Mamadi III Fara Camara. Un geste exceptionnel, que le principal intéressé a accepté et apprécié.

Jusqu’ici, on est tous d’accord ?

Bon. On fait quoi, maintenant ? On dit : c’est un malencontreux malentendu, une erreur incroyable, mais de bonne foi, oublions ça ?

C’est peut-être ici qu’on va arrêter d’être d’accord.

Il faut au contraire, à mon avis, une enquête pour comprendre ce qui s’est passé. Pas pour trouver des coupables dans le service de police. Pour démonter la mécanique de cette erreur qui aurait pu être encore plus grave.

Pour montrer qu’on prend très au sérieux les risques d’erreur judiciaire. Et pour la crédibilité même du service de police.

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À peu près tout ce qu’on a comme information dans cette affaire provient de sources policières anonymes. Au départ, c’était pour parler de cet individu qui « n’aurait pas digéré » la contravention pour avoir tenu un cellulaire au volant. Il aurait « perdu la tête », frappé le policier à la tête par-derrière pendant qu’il retournait à sa voiture de patrouille. Après quoi, il aurait réussi à lui voler son arme de service et tiré « au moins deux fois » sur l’agent Sanjay Vig. Les reportages ajoutaient que M. Camara aurait téléphoné au 911, mais pour « brouiller les pistes ».

Cinq jours plus tard, l’avocate du ministère public décrétait l’arrêt du processus judiciaire.

Et depuis ce temps, ce sont encore des sources policières multiples qui nous racontent, par journalistes interposés, les raisons de cette erreur sur la personne.

On fait valoir l’urgence de la situation. Les faits bizarres. La confusion de la scène. Tout ça n’est pas faux. Certains tentent de faire entendre que M. Camara aurait refusé de collaborer, qu’il aurait exercé son droit au silence…

Bref, si on en croit ces sources policières, c’est une gaffe, oui, mais ce n’est pas la faute de la police. Malchance. Une fois sur un million. Et de toute manière, l’erreur a été corrigée, alors on oublie ça…

Euh, minute…

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Même en accumulant tout ce qui a été coulé dans les médias par des policiers, je vois plusieurs problèmes. Si on ajoute les témoins qui ont parlé aux médias, il en ressort qu’au moins trois témoins auraient dit aux policiers que le suspect n’était PAS M. Camara. Lui-même n’a jamais fui les lieux. On n’a jamais retrouvé d’arme sur lui ni nulle part. Des caméras sur place, si les images sont floues et difficiles à déchiffrer, il semble qu’il n’y ait rien pour confirmer sa culpabilité — dont le fait qu’on a fini par voir la voiture du vrai suspect.

Que reste-t-il pour accuser M. Camara ?

– Il était sur les lieux du crime ;

– Il venait de recevoir une contravention de l’agent Vig ;

– L’agent Vig aurait déclaré que le coupable était le dernier automobiliste intercepté ;

– Nulle trace de sang sur lui, nulle empreinte sur une arme quelconque.

Quoi d’autre ? On ne le sait pas encore.

On ne le sait pas, mais ce devait être drôlement mince. L’enquête a continué. Un poste de commandement a été mis en place dès le lendemain. Et au bout de cinq jours, au lieu de trouver plus de preuves, on a vu une contre-preuve qui disculpait M. Camara.

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Tout notre système de justice repose sur le souci, l’obsession de ne pas condamner un innocent. D’éviter les arrestations arbitraires. C’est pour ça qu’il y a des normes de preuve à rencontrer. C’est pour ça qu’une procureure passe dans le dossier de police pour voir s’il y a une perspective raisonnable de condamnation. Etc.

Comme rien ni personne n’est parfait, il y a des ratés. Un système parfait n’existe pas. Mais un bon système ne tolère pas les ratés. Et il montre qu’il veut les comprendre pour les éviter.

On l’a fait pour les erreurs qui ont envoyé des gens en prison pendant des années (23 ans pour Milgaard, 11 ans pour Marshall, etc.).

Une erreur judiciaire, c’est une sorte d’écrasement d’avion social. Cette fois-ci, l’erreur n’a pas duré longtemps. Elle mérite tout de même d’être examinée.

Comment ? Par le simple exposé des faits devant un commissaire (juge, avocat), en faisant venir les témoins, en reconstituant l’enquête. Pas une commission d’enquête de deux ans. Mais une enquête publique pour les témoignages centraux.

Si c’est la faute à « pas de chance », on le verra. Si c’est une accumulation d’erreurs évitables, on les discernera aussi. Qu’avait le Directeur des poursuites criminelles et pénales en main pour autoriser la dénonciation criminelle de M. Camara ?

Ce n’est pas le moment, sans doute : le coupable est encore en liberté, potentiellement armé et dangereux. Mais le temps viendra. Comme viendra le temps de nous demander quelle part a joué le « biais inconscient » dans ce ratage policier. Il ne manque pas d’études ou d’exemples pour nous rappeler que les personnes des groupes minoritaires ont tendance à être moins crues par la police ou devant les tribunaux.

Dans une ville comme Montréal, c’est une question fondamentale qu’on ne devrait pas avoir peur d’examiner, de discuter, si l’on tient au lien de confiance entre la population et sa police.

Mais il faut remonter le fil de ces évènements. Pour au moins dire, de tous bords, qu’on ne veut pas revoir ça.