L’image me reste en tête. Dominique Anglade vient de raconter la mort de ses parents dans le tremblement de terre en Haïti, il y aura bientôt 10 ans. Lionel Carmant quitte son siège de l’Assemblée nationale, en face, et va l’étreindre au milieu de l’enceinte devant tous les députés émus.

Cet endroit que Maurice Duplessis appelait le « Salon de la race », du temps où l’on parlait de la « race canadienne-française ».

Quelques jours plus tard, je croise Régine Laurent, qui entre en coup de vent dans un studio de radio, battante et passionnée, venue parler de la commission qu’elle préside sur les droits des enfants et la protection de la jeunesse.

J’ai pensé que c’est une enfant de Port-au-Prince qui est à la tête de ce qui est sans doute un des ouvrages collectifs québécois les plus importants des dernières années, puisqu’il s’agit du sort des enfants. De « nos » enfants.

Tout préparait Régine Laurent à ce travail, sa carrière d’infirmière, ses années de syndicalisme, son sens rigoureux de la justice, son éducation, sa sensibilité.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, ARCHIVES LA PRESSE

Régine Laurent, présidente de la Commission spéciale sur les droits des enfants et la protection de la jeunesse

Tout d’un coup, j’ai été frappé par la place éminente que la communauté haïtienne a prise dans le Québec politique et social, mine de rien.

En plus du docteur Carmant, le gouvernement Legault compte Nadine Girault, aux Relations internationales et à la Francophonie. Dominique Anglade a annoncé son intention de devenir chef du Parti libéral, et donc d’aspirer à être première ministre du Québec. Ni elle ni Mme Girault ne sont nées en Haïti, mais elles sont de parents haïtiens.

Tout ça s’est fait si naturellement qu’il n’y a même pas de quoi en faire une histoire. Et justement, je trouve que c’est ça, l’histoire. On ne s’en rend pas compte. Ça n’a rien de spécial. N’empêche, depuis 10 ans, depuis ce tremblement de terre qui a eu tant d’échos jusqu’ici, et qui en a encore, ils sont nombreux, les enfants ou les petits-enfants d’Haïti à avoir pris leur place dans ce Québec.

Il y a 50 ans, à peine 500 Haïtiens vivaient à Montréal, immigrants de la « première vague », professionnels, artistes, intellectuels. Je me souviens de ce qu’on entendait, au plus fort de la « deuxième vague », quand les Haïtiens des milieux populaires formaient le contingent le plus important d’immigrants au Québec.

On n’aurait pas imaginé un but de Georges Laraque au Centre Bell un soir tragique de janvier 2010. On n’aurait pas imaginé Patrice Bernier capitaine adoré d’une équipe de soccer professionnel de Montréal, quelques années plus tard. On n’aurait évidemment pas imaginé un membre de l’Académie française qui se réclamerait d’Haïti comme du Québec, même si à bien y penser, personne d’autre que Dany Laferrière n’avait ce mélange de talent et d’ambition grandiose. On n’aurait pas imaginé Régine Chassagne dans Arcade Fire, ni Muzion, ni tant d’autres.

Mais on n’aurait surtout pas imaginé tant d’enfants d’Haïti aux commandes de l’État, parties prenantes des lieux de pouvoir, où se discutent les destinées de la nation.

Surtout, peut-être, si on l’avait imaginé, on n’aurait pas imaginé de trouver ça naturel, presque banal. On n’aurait pas imaginé qu’on puisse ne pas s’en étonner.

C’est ce qu’il y a de plus beau dans cette histoire métissée, dans toutes ces histoires mêlées : l’absence d’étonnement devant ce chemin parcouru, devant cette appropriation mutuelle ; son naturel.