Alexandre Lesiège, jeune prodige des échecs devenu grand, revient sur ses années fulgurantes, nous parle de la beauté du jeu, de son déclin à cause des ordinateurs, de sa renaissance grâce aux ordinateurs et, bien sûr, du Jeu de la dame.

On les croyait à moitié rangés parmi les antiquités. Dépassés depuis que l’ordinateur domine le jeu sans partage. Mais au moment même où Le jeu de la dame fait un triomphe sur Netflix, les échecs font un retour en force inattendu.

PHOTO BERNARD BRAULT, LA PRESSE

Après avoir rangé son échiquier pendant 15 ans, l’ancien champion canadien d’échecs Alexandre Lesiège a recommencé à jouer tout d’un coup, au début de la quarantaine.

Et personne au Québec n’incarne mieux les hauts et les bas du jeu d’échecs qu’Alexandre Lesiège, sacré « prodige » à la fin des années 1980, meilleur joueur canadien pendant plusieurs années, disparu des écrans radars pendant plus de 15 ans… et de retour sans trop faire de bruit récemment.

Cela faisait 20 ans qu’on ne s’était pas parlé. La dernière fois, j’étais allé le chercher chez lui et j’avais fait l’entrevue en le conduisant à l’aéroport. Alexandre Lesiège était classé 120e joueur d’échecs au monde. Il s’envolait pour Delhi, pour affronter l’élite mondiale.

C’est le dernier des 155 textes que j’ai écrits sur lui dans La Presse. Il faut dire que mon premier boulot dans ce journal était celui de chroniqueur d’échecs. Eh oui, ça existait dans les journaux. Dans les années 1980, le jeu en Amérique du Nord vivait encore sur les vapeurs de la folle épopée de Bobby Fischer, sorti de nulle part, un peu comme le personnage de Beth Harmon dans Le jeu de la dame.

La victoire écrasante de l’Américain contre le Russe Boris Spassky en 1972 avait donné ici au jeu un prestige et une popularité qu’il n’avait jamais eus et qu’il n’a jamais retrouvés.

Les Soviétiques avaient cinq millions de joueurs fédérés, en avaient fait le sport national pour des raisons pédagogiques et de propagande : n’était-ce pas dans les milieux cultivés la joute intellectuelle par excellence ? Et de fait, depuis la fin des années 1930 jusqu’à 2000, Soviétiques et ex-Soviétiques ont dominé presque sans partage.

Les Russes sont encore très forts, mais les Chinois arrivent, un jeune prodige iranien se pointe et c’est un Norvégien, Magnus Carlsen, qui est champion du monde.

« Il y a deux jeux universels : le soccer et les échecs, mais l’argent vient avec la reconnaissance, et ça, les échecs ne l’ont pas ici, me dit Alexandre Lesiège. Sauf que la COVID est en train de faire passer les jeux à un niveau supérieur. Les sites de jeu comme Chess.com ou Lichess.org explosent. Plusieurs grands maîtres font du streaming et ont des centaines de milliers d’abonnés. »

PHOTO DENIS COURVILLE, ARCHIVES LA PRESSE

Alexandre Lesiège, en 1999

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Plusieurs phénomènes convergent, dont l’introduction de l’intelligence artificielle.

« Tous les fichiers que j’avais il y a trois ans, je les efface, ça ne vaut plus rien. Tu peux prendre un livre de théorie écrit en 2015 par un grand maître et le mettre à la poubelle. Ça bouge tellement vite !

« Le point d’inflexion, c’est en 2017, quand le premier programme d’intelligence artificielle a battu le meilleur ordinateur. »

Non seulement AlphaZero a gagné contre Stockfish, mais il a gagné… avec panache.

« Il joue d’une façon très romantique, il fait des attaques incroyables, des sacrifices de pièces spectaculaires qui ne vont donner un avantage décisif que 20 coups plus tard, c’est comme si on revenait au style de Tal [Mikhaïl Tal, champion du monde en 1960]. Il joue les pions très agressivement, comme Fischer. »

Il a redonné un côté dynamique au jeu, qui était devenu défensif et technique avec l’ordinateur. Ça nous a montré que le jeu tactique n’était pas épuisé.

Alexandre Lesiège, à propos d’AlphaZero

Quelle est la différence entre ces deux machines ? L’intelligence artificielle.

La firme DeepMind a développé ce nouveau champion, AlphaZero. S’il écrase Stockfish, ce n’est pas parce qu’il a une capacité de calcul supérieure. C’est parce qu’il… apprend par lui-même.

Stockfish est l’héritier des premiers ordinateurs développés par IBM qui ont battu le champion du monde de l’époque, Garry Kasparov, avec Deep Blue.

J’avais couvert en 1989 le match entre Kasparov et la première version de ce programme, Deep Thought. Des dizaines de grands maîtres et d’informaticiens étaient réunis dans un hôtel de New York. Le titre de l’article dans La Presse : « Kasparov ridiculise Deep Thought ». Tout le monde des échecs était soulagé, on faisait des blagues sur l’incapacité de l’ordinateur à abandonner. Sept ans plus tard, Kasparov a battu Deep Blue, mais plus difficilement. Et en 1997, Deeper Blue a gagné. Depuis, les programmes n’ont fait que s’améliorer et plus personne n’essaie de « battre » la machine. « On a appris à s’en servir pour étudier », explique Lesiège.

Les experts savaient qu’avec le temps, la capacité de calcul des ordinateurs allait dépasser largement celle du meilleur joueur. Il y aurait 10120 positions possibles sur un échiquier. Devant une situation donnée, le grand maître s’appuie sur ses connaissances (ils connaissent tous par cœur des dizaines d’ouvertures avec variantes jusqu’au 15e ou 20e coup) ; il se concentre ensuite sur deux ou trois hypothèses pour faire ses calculs. La machine, elle, doit « tout » calculer pour trouver le meilleur coup. On devine qu’en augmentant la force de calcul, l’ordinateur peut voir plus loin.

Mais ses calculs sont fondés sur un codage humain. Quelqu’un a « appris » à la machine qu’une tour vaut 5, un cavalier 3, un pion 1, etc. La valeur des positions aussi.

AlphaZero, lui, « apprend » par lui-même. Il est mieux capable d’évaluer une position donnée et de relativiser la valeur des pièces.

On dirait qu’avant ça, l’ordinateur était blasé. Ça semblait mort. L’ordinateur évaluait souvent les positions comme nulles. Mais là, c’est comme si des extraterrestres étaient venus sur Terre pour jouer aux échecs. On a repoussé encore plus les limites du jeu, on a ressorti des défenses qu’on jugeait douteuses.

Alexandre Lesiège

Le coup d’ouverture préféré d’AlphaZero avec les Blancs ? Pion de la dame en d4.

« Pour les humains, ça n’a aucune importance, c’est un calcul de probabilités à partir des millions de parties simulées. Quand je dis que ça renouvelle le jeu, ça ne change pas grand-chose pour les amateurs : les grands principes demeurent, l’importance de développer ses pièces, etc. Les grandes parties historiques sont encore pertinentes. Mais au niveau des grands maîtres, ça nous amène à revoir plusieurs variantes et c’est fascinant. »

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Alexandre Lesiège est un joueur comme le Québec n’en avait jamais connu. À 11 ans, il a battu son maître Jean Hébert, un des meilleurs joueurs canadiens. À 13 ans, il battait un premier grand maître, classé 40e au monde. À 16 ans, il est devenu le plus jeune champion canadien. Puis, à 21 ans, le plus jeune grand maître au pays. Brésil, Roumanie, Hongrie, France, Inde, Philippines, il a fait le tour du monde des échiquiers et trôné longtemps parmi les meilleurs juniors au monde.

Mais comme dans n’importe quel sport, sans adversaires d’envergure à qui se mesurer, on cesse de progresser.

« Je ne suis pas né dans le bon pays pour accomplir mon plein potentiel, il aurait fallu que je fasse mes bagages, mais je n’avais pas le goût et j’ai plafonné, analyse-t-il. Je faisais mes propres choix au gré du vent. Je ne vis pas dans le regret, mais je le regrette. C’était facile pour moi, je n’avais pas besoin d’étudier les échecs huit heures par jour. Je préférais flâner un peu. On peut se perdre dans les échecs, j’en ai connu plein comme ça, ils délaissent peu à peu leur vie, tout tourne autour du jeu, ils négligent les études, ont des buts irréalistes. »

Il faut avoir joué un peu pour voir combien on peut être aspiré dans cet univers abstrait. Les visions de pièces sur un échiquier imaginaire que Beth Harmon entretient la nuit dans Le jeu de la dame n’ont rien d’extravagant. On peut revoir une partie en fermant les yeux, se souvenir d’une position longtemps, la rejouer dans sa tête. Alors si on est champion, ça devient très grisant. La série met en relief l’esthétique du jeu, la beauté de ces pièces en bois lestées, la façon de les toucher…

« J’ai aimé la série et j’ai aimé qu’on n’appuie pas trop sur ses problèmes de santé mentale. Les positions sont des positions de matchs historiques. Je sais que Kasparov a été conseiller, mais je n’ai pas essayé de les reconnaître. Il y a des sites où les gens les décortiquent, ce n’est pas vraiment mon truc. »

Sa plus belle partie ? Probablement la fois, à 14 ans, où il a mystifié un grand maître en sacrifiant un pion, un cavalier puis une dame… pour aller chercher les mêmes pièces de l’adversaire et le déculotter.

Il a aussi à son répertoire bien garni des nulles contre les grands Nigel Short, Viktor Korchnoï, Veselin Topalov…

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À 25 ans, après avoir dominé le jeu au Canada pendant 10 ans, Alexandre Lesiège a rangé son échiquier et n’y a plus touché pendant 15 ans.

Il est disparu des tournois. Lassé. Cassé, aussi. Même comme champion canadien, il a touché un peu plus de 20 000 $ de bourses dans sa meilleure année. Les chambres d’hôtel étaient à peine payées pour aller au championnat national.

Comme plusieurs forts joueurs, il avait troqué les pièces pour les cartes électroniques. Et dans ce temps-là, un type avec un certain talent pour le calcul des probabilités pouvait se faire une bonne paye en jouant sur l’internet. Puis il est devenu un des meilleurs joueurs de backgammon en ligne au monde. Un jeu de hasard, certes, mais de positionnement, de stratégie, où des habiletés de champion d’échecs sont transférables. Comme les étangs trop pêchés, ces bassins se sont épuisés, des sites ont fermé et l’argent n’est plus aussi facile.

Alexandre a fait à presque 40 ans ce qu’il regrettait de ne pas avoir fait : un baccalauréat.

Puis tout d’un coup, au début de la quarantaine, comme un super-athlète sorti sans prévenir du Temple de la renommée, il s’est remis à jouer. Et avant la pandémie, il était revenu tout près des sommets canadiens, malgré 15 ans d’absence. Il a recommencé à donner des cours.

Et, comme réconcilié avec ce grand amour, il attend le prochain tournoi…