À Longueuil, une quinzaine de chevreuils auront la vie sauve – et il n’y a pas de quoi se réjouir.

Les chevreuils ne seront pas épargnés parce que c’était la bonne la chose à faire. Ni parce que, youpi, la mobilisation citoyenne fonctionne. Et surtout pas parce que le bien finit toujours par triompher du mal.

On n’est pas dans le monde merveilleux de Disney.

PHOTO BERNARD BRAULT, ARCHIVES LA PRESSE

« Au nom de la protection de la nature, ceux qui ont “sauvé” les chevreuils de Longueuil contribuent à son appauvrissement », écrit notre chroniqueuse.

En fait, ils seront épargnés pour la plus détestable des raisons : des menaces proférées à l’endroit de ceux qui devaient procéder à l’abattage.

La Ville de Longueuil a reculé devant « la menace que posent aujourd’hui certaines personnes afin de nuire, voire contrecarrer la mise en œuvre de l’opération », a écrit lundi soir la mairesse, Sylvie Parent.

N’écoutant que leur courage, de braves citoyens ont intimidé de vils gestionnaires pour sauver Bambi et sa bande. Et ils sont parvenus à leurs fins.

Parlez-moi d’une belle victoire.

Cette affaire est absurde, quand on sait qu’une quinzaine de chevreuils tout aussi mignons sont abattus chaque année dans un boisé situé à deux pas du parc Michel-Chartrand.

Pas de pancartes « LAISSONS-LES VIVRE ! » pour ceux-là.

Pas de pétition ni de manifs.

Pas d’avocate vedette pour crier à l’assassinat d’animaux.

Personne pour proférer des menaces contre la mairesse et ses collègues.

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Cette indignation à géométrie variable, dépendant du boisé dans lequel broutent les cervidés, n’est pas le plus absurde de cette histoire absurde.

Non, le pire, c’est qu’au nom de la protection de la nature, ceux qui ont « sauvé » les chevreuils de Longueuil contribuent à son appauvrissement.

Il n’y a rien de naturel dans la surabondance de chevreuils au parc Michel-Chartrand, pas plus que dans le reste du Québec, où des chasseurs sont appelés en renfort pour en abattre 47 000 chaque automne.

Si on voulait vraiment défendre la nature, on écouterait les biologistes. On se rangerait au consensus scientifique clair et sans équivoque : il faut abattre ces animaux. Et ceux qui suivront, puisque le problème ne disparaîtra pas par enchantement.

Trente-deux chevreuils vivent dans moins de deux kilomètres carrés au parc Michel-Chartrand, en plein Longueuil. Deux fois trop pour permettre à la nature de se régénérer.

Ces animaux sont une nuisance. Pas seulement parce qu’ils ravagent les haies bien taillées des banlieusards. Ils broutent tout. Les fleurs, les plantes, les arbustes. Ils mettent en péril la biodiversité du parc.

Comme des rats, les chevreuils s’adaptent et se reproduisent à grande vitesse dans des conditions gagnantes – disons, un parc urbain où il n’y a aucun prédateur et où des humains les nourrissent, pour prendre un exemple au hasard.

Mais bon, ce ne sont pas des rats. Personne ne signera jamais de pétition pour sauver des rats. Ni des rainettes faux-grillon, pourtant menacées au Québec. Qui a envie de se battre pour un batracien visqueux et globuleux ?

On préfère se laisser attendrir par de grands yeux de biche. C’est humain. Parfaitement irrationnel.

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En 1896, Henri Menier, riche chocolatier français propriétaire de l’île d’Anticosti, a introduit 200 chevreuils sur ce territoire sauvage de 7943 kilomètres carrés, soit 17 fois la superficie de l’île de Montréal.

Ils sont maintenant près de 160 000…

Le biologiste François Lebel, responsable de la gestion du cerf de Virginie – le vrai nom du chevreuil – au ministère de la Forêt, de la Faune et des Parcs, a vécu presque deux ans à Anticosti. Il a vu les ravages causés par la surpopulation de l’animal.

« Il y a une perte de régénération forestière flagrante, une perte de biodiversité, d’insectes, d’oiseaux chanteurs. Certaines espèces ont disparu », énumère-t-il.

Les chevreuils d’Anticosti broutent les semis de sapin, ce qui provoque la disparition graduelle des sapinières. Autrement dit, ils broutent peu à peu leur propre habitat.

À long terme, la situation est intenable.

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Elle l’est tout autant au parc Michel-Chartrand.

Là-bas aussi, le chevreuil détruit peu à peu son habitat. Et celui de toutes les autres espèces du parc.

Mais les yeux de biche.

Ils sont juste… trop nombreux.

Pourquoi ne pas plutôt s’inquiéter du sort des caribous de Val-d’Or, dont la harde ne compte plus que six membres ? Bientôt, ils auront disparu. On s’en fout. Loin des yeux, loin du cœur, à ce qu’il paraît.

Si au moins on pouvait dire que les Longueuillois s’étaient mobilisés pour sauver des animaux qu’ils aiment à force de les côtoyer tous les jours. Même pas.

Les trois individus accusés d’avoir proféré des menaces contre la mairesse n’habitent pas Longueuil.

Les citoyens du secteur, eux, se plaignent depuis des années de la surabondance de chevreuils, qui saccagent leurs cours arrière et causent des accidents routiers.

On ne les écoute pas davantage que les scientifiques.

On préfère écouter notre cœur.

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Sous la pression de la foule sentimentale, donc, la Ville de Longueuil a opté pour une fausse solution : déplacer les 15 chevreuils.

Autant dire déplacer le problème.

Tous les biologistes s’entendent : c’est une mauvaise idée. Les cervidés risquent de transmettre des maladies et des parasites à d’autres populations. La moitié d’entre eux risquent de ne pas survivre à l’opération.

Mais le droit sacré à la vie.

Le plan, c’était que les bêtes soient capturées et abattues à l'aide d'un marteau d'abattoir. Elles seraient mortes rapidement, sans même s’en rendre compte. La viande aurait été distribuée à des banques alimentaires, à la veille de Noël.

Grâce à de valeureux secouristes du dimanche, les chevreuils vont plutôt souffrir du stress d’un déplacement, avec de forts risques d’en mourir.

Mais Bambi.

Note: la version originale de cette chronique rapportait que les 15 chevreuils de Longueuil auraient été endormis avant d'être abattus. C'était inexact: les résidus de l'anesthésiant auraient rendu la viande impropre à la consommation. Nos excuses.