Coup de théâtre dans l’enquête pour meurtre menée par l’enquêteur Baptiste Bombardier et sa collègue Angele Jones. Une série de captures d’écrans, saisies par une participante aux réunions Zoom, ainsi qu’un outil de reconnaissance faciale permettent d’établir que la victime… n’est pas René Dupont ! Suite de notre polar estival.

Bigras gara sa moto à la hâte et s’engouffra dans la ruelle couverte de graffitis. Assise par terre à côté d’un bac de recyclage, une femme au regard vide relevait sa manche pour s’injecter une dose.

Scène de la vie quotidienne dans le quartier Downtown Eastside de Vancouver, où le nombre de surdoses dépassait tous les records depuis le début de la COVID-19. Pourtant, l’épidémie d’opioïdes qui avait fait plus de 15 000 morts en quatre ans au pays passait maintenant sous le radar.

Une épidémie peut en cacher une autre.

Le caïd bedonnant s’avança vers la sortie de secours d’un vieil édifice en brique rouge fraîchement rénové et frappa quelques coups distinctifs à la porte.

Après l’opération Julep dont il était miraculeusement sorti indemne, Bob « Big » Bigras était allé se faire oublier dans l’Ouest canadien, où il avait trouvé un terreau encore plus fertile pour ses magouilles.

D’abord avec la drogue. Le fentanyl en particulier. Puis, avec l’aide de ses contacts en hautes sphères, il avait rapidement ajouté le blanchiment d’argent à son CV. Intégration verticale, comme disent les économistes.

Il avait commencé par laver l’argent sale – le sien et celui de ses partenaires étrangers, dans l’achat de véhicules de luxe et de jetons de casino. L’univers du bling-bling, il s’y connaissait.

Mais les patrons lui avaient ensuite fait comprendre qu’il devrait se tourner vers l’immobilier pour brasser de vraies affaires. Il avait donc entrepris de racheter des édifices désaffectés, comme cet hôtel malfamé qui servait de maison de chambres aux plus démunis. Après les avoir flanqués à la porte, il avait converti la bâtisse en copropriétés de luxe, au grand dam des militants pour le logement abordable qui s’insurgeaient contre l’embourgeoisement de ce quartier central.

Bigras s’impatienta et cogna avec plus d’insistance. Un colosse vint finalement lui ouvrir.

« Come on, Big, t’es en retard, dit-il d’un ton menaçant. Miss Chen n’aime pas qu’on la fasse attendre.

– Câliboire, c’est pas ma faute. J’ai fait la file trois quarts d’heure à la quincaillerie. On se croirait en Union soviétique », maugréa Bigras.

Les deux hommes descendirent au deuxième sous-sol et entrèrent dans le mini-laboratoire clandestin où l’experte des drogues de synthèse patientait. Aussi jolie que cassante, elle lança à Bigras sans préambule :

« Ça ne va pas du tout à Montréal, Big.

– Euh, ben, j’avoue qu’il y a eu des rebondissements inattendus. Mais je suis en contrôle, bredouilla-t-il.

– Heille, on n’est pas des valises ! C’est clair que quelqu’un a vendu la mèche. Et on sait très bien qui c’est. Tu te fais jouer dans le dos », dit-elle en lui montrant une photo.

Bigras resta bouche bée. Pour passer quelqu’un à tabac, il savait comment s’y prendre. Mais pour démêler des intrigues complexes, il n’était pas une lumière.

« Écoute bien, reprit Miss Chen, qui en imposait à Bigras malgré ses 5 pieds 4 pouces. Tes projets d’expansion nous mettent à risque. Et puis, avec la COVID-19, nos investisseurs doivent rapatrier leur argent. Les patrons sont clairs : tu fais le ménage au plus vite. Sinon, c’est toi qui sautes. »

Pour être clair, ça l’était.

Bigras ressortit à l’avant de l’édifice, directement dans la rue Hastings, où il croisa deux « foodies » qui venaient chercher des plats pour emporter au restaurant Keto sans gluten, qui était la nouvelle coqueluche des millénariaux branchés.

Encore ébranlé, le truand remonta sur sa Harley et roula jusqu’au centre-ville, où s’élevait au bord de l’eau une bordée d’immeubles qui avait permis de recycler des milliards de fonds illicites venus de l’autre côté du Pacifique.

Bigras mit son masque, remonta son capuchon et entra dans le lobby d’une de ces tours. Du haut du 17e étage, Jean-Marc lui débloqua la porte. Il s’était installé depuis peu dans ce studio hors de prix où il avait très peu de voisins.

« Salut, Bob, ça te va bien ton petit look d’hôpital, blagua Jean-Marc en voyant Bigras avec son masque. Habillé en mou, il venait d’enfiler quatre épisodes de la série Tiger King sur Netflix.

– T’sé moi, j’ai toujours aimé ça respecter la sécurité publique, répondit Bob sur un ton sarcastique. Je fais tout, tout, tout ce que dit Bonnie Henry. »

En Colombie-Britannique, la responsable de la santé publique était devenue une star, comme le DArruda au Québec. Des fans avaient peint une œuvre murale et composé une ode en son honneur. Un célèbre designer venait même de lancer une paire de chaussures en son honneur.

« Des chaussures Bonnie Henry ? Ouvre ton ordi, je veux voir ça », fit Bigras tout en ouvrant la porte-fenêtre. Quelques secondes plus tard, Jean-Marc le rejoignit sur le balcon. Alors qu’il s’accoudait pour admirer les montagnes enneigées de l’autre côté du bras de mer, Bigras l’empoigna d’un coup sec et le fit basculer dans le noir.

Jean-Marc Chicoine, membre du jury dans l’opération Julep, s’écrasa sur le sol.

Ni vu ni connu, Bigras revint dans l’appartement, mit les gants de plastique qu’on lui avait donnés à la quincaillerie et envoya un message de suicide à partir de l’ordinateur qui n’était pas encore retombé en mode veille.

> Vous pouvez relire les chapitres précédents ici