Il y a 9 ans et 11 mois, un policier de Laval du nom de Fabio Camacho a apostrophé une citoyenne du nom de Bela Kosoian dans la station de métro Montmorency pour lui enjoindre de tenir la main courante de l’escalier roulant.

Mme Kosoian ne tenait pas la main courante de l’escalier roulant. Elle ne tenait rien. Elle se tenait debout, point, quand elle a croisé l’agent Camacho.

La remarque du policier a irrité Mme Kosoian à un point tel qu’elle lui a répondu (je paraphrase) d’aller se faire cuire un œuf et de s’occuper des vrais criminels (mauvaise idée).

La situation a dégénéré, Mme Kosoian a refusé de s’identifier, elle a été menottée et elle a reçu deux constats d’infraction : le premier pour ne pas avoir tenu la main courante (100 $) et le second pour avoir « dérangé le travail d’un inspecteur » (320 $).

L’affaire avait fait le tour du Canada : ce n’est pas tous les jours qu’une citoyenne se fait sanctionner pour ne pas avoir tenu la main courante d’un escalier roulant. D’ailleurs, c’est un ticket rarissime dans le métro.

Ce qui l’est moins, rarissime, c’est de tomber sur un agent de l’État dont le jugement est moins garni que le carnet de contraventions et qui ordonne aux gens de tenir la main courante d’un escalier roulant…

À l’époque, j’avais donc écrit une chronique un peu méchante sur l’agent Camacho et son zèle.

Dix ans plus tard, l’ordre du policier Camacho à la citoyenne Kosoian a provoqué une cause célèbre dont on verra si elle débouche sur du droit nouveau : la Cour suprême a été saisie de cette saga.

C’était dans les nouvelles, mardi dernier. L’affaire de la contravention est réglée : Mme Kosoian a été exonérée en cour municipale. Mais la citoyenne a poursuivi l’agent Camacho, la police de Laval et la Société de transport de Montréal pour 45 000 $ en dommages de toutes sortes. Déboutée en Cour du Québec, puis en Cour d’appel, Mme Kosoian a fait appel à la Cour suprême, qui a accepté d’entendre sa cause.

Je vous épargne les fins détails de la cause, mais au centre du débat, une question : un pictogramme qui invite à tenir la main courante constitue-t-il un ordre ou une invitation ?

Les neuf juges du plus haut tribunal du pays ont donc studieusement suivi les arguments des parties au dossier, mardi. J’ai ri un peu en les imaginant, eux, les plus brillants esprits juridiques du dominion du Canada, poser des questions aux avocats à propos d’une figure sur un pictogramme du métro Montmorency…

J’imagine qu’être juge à la Cour suprême, c’est comme n’importe quel travail. Des fois, c’est excitant, des fois, c’est la routine.

Un jour, tu fais l’Histoire : hop, une décision sur l’aide médicale à mourir…

Et le lendemain, tu tentes de déchiffrer la signification profonde d’un pictogramme dans le métro lavallois.

Je m’égare, mais le juge Clément Gascon semblait sincèrement interloqué mardi quand il a commenté l’absurde genèse de cette affaire : « J’imagine que si on donnait un constat d’infraction aux passagers du métro qui font ça [omettre de tenir la main courante], on en aurait sans doute plus qu’une centaine à l’heure, par escalier… »

J’imagine que c’est la façon polie des juges de la Cour suprême de dire que des fois, le zèle policier est un peu ridicule.

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Les flics diront que chaque citoyen qui reçoit un ticket a de bonnes raisons de plaider qu’il n’aurait pas dû le recevoir.

C’est sans doute vrai.

Tout aussi vrai : il y a des flics qui exagèrent. Ça, les services de communication des corps de police ne le diront jamais. Mais les policiers vous le confirmeront, entre deux bières…

Le zèle policier peut être passager, disons l’effet secondaire d’une soirée où l’agent(e) s’est chicané(e) avec son épouse ou son mari à propos de la gestion de la télécommande ou de la couleur du kit d’outdooring à acheter en fin de semaine.

Ça peut aussi être un trait de caractère plus profond, la manifestation d’un trip de pouvoir : facile d’écœurer son prochain quand on a une insigne, des menottes et un calepin de contraventions…

Je ne sais pas où loge l’agent Camacho. Peut-être est-il comme nous tous, ni entièrement bon ni entièrement bête, une bonne pâte qui a ses bonnes et ses moins bonnes journées, comme celles où il a moins le goût d’être conciliant…

Tenez, en googlant son nom pour retrouver ma vieille chronique de 2009, je suis tombé sur une récompense qu’on lui a décernée il y a quelques années, à lui et à quelques collègues : ils sont entrés dans un appartement en flammes pour secourir une vieille dame.

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Mais bon, cette vérité de la vie : il y a des policiers qui sont zélés. Ça existe. Il y a mille exemples.

Prenez Étienne Yelle.

L’été dernier, il roulait à vélo sur le boulevard de la Concorde, dans l’est de Laval. Il conduisait sa fille Mila, 3 ans, au CPE. C’était la première fois qu’il prenait de la Concorde à vélo. Mal lui en prit : même s’il roulait sur la bande cyclable, les autos frôlaient son guidon…

En plus, la bande cyclable rétrécissait : il approchait du point où elle disparaissait complètement.

Sa fille lui a crié, apeurée : 

« Papa, les autos passent proche, hein ! »

Étienne Yelle a donc visé le trottoir où ne se trouvait aucun piéton et s’est dit qu’il allait rouler dessus quelques mètres, le temps d’arriver à l’intersection et de tourner dans une rue résidentielle, pour échapper au trafic…

PHOTO DAVID BOILY, LA PRESSE

Étienne Yelle a reçu une contravention de 127 $ pour avoir roulé sur un trottoir de Laval avec sa bicyclette.

Il est donc monté sur le trottoir et…

Et une voiture de police qui roulait en sens inverse a allumé ses gyrophares. Le policier lui a dit de s’arrêter, avant de faire demi-tour et de venir s’immobiliser à sa hauteur.

« Vous savez pourquoi je vous arrête ?

— Parce que j’ai roulé sur le trottoir ?

— Oui. »

Étienne Yelle a plaidé sa cause au policier : la bande cyclable qui allait disparaître, les autos qui le frôlaient de plus en plus près, la nécessité de monter sur le trottoir — désert — pour se sortir du pétrin…

S’il y avait pensé, il aurait pu faire remarquer au policier que, bien sûr, le Code de la sécurité routière interdit aux cyclistes de rouler sur le trottoir… « sauf en cas de nécessité » (article 492.1). Il faisait face à une nécessité.

Rien à faire : ticket, 127 $.

Il n’a pas contesté le constat, il le regrette. Pourquoi ne pas avoir contesté ? « Vous savez ce que c’est : deux enfants, dont un autiste, je travaille, pas le temps, je ne voulais pas perdre une journée de travail pour aller contester… »

Étienne Yelle a reçu sa contravention le 21 août 2018.

Mardi dernier, il a vu dans les nouvelles cette histoire de policier lavallois dont l’intervention dans le métro de Laval a débouché sur une affaire qui s’est rendue jusqu’en Cour suprême…

Étienne Yelle a fouillé dans ses affaires, il a retrouvé la contravention 0413 713 450, il a scruté le document, à la recherche du nom du policier…

Le nom était là, en toutes lettres, le même qu’aux nouvelles : Camacho.