Comment vit-on une grossesse et un accouchement quand on n'est pas admissible à l'assurance maladie, au Québec? Anabelle Nicoud a recueilli les témoignages d'immigrées exclues du système de santé et de médecins qui leur viennent en aide.

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Ces femmes et ces enfants dont on ne veut pas

«J'ai tellement pleuré que je n'ai bientôt plus eu de larmes.»

Nous avons rencontré Malinka*, Ivoirienne de 32 ans qui est passée par Brébeuf et l'Université de Montréal, à la Clinique pour migrants de Médecins du monde.

Ses longs cheveux tressés, le ventre bien rond, elle raconte un quotidien tenaillé par l'angoisse. «J'ai peur de me rendre à l'hôpital. Je me demande s'ils vont essayer de me poser des questions. Qu'est-ce que je vais faire?»

Les coups de son mari l'ont traumatisée et, surtout, isolée: sa demande de parrainage est dans les limbes, son statut d'immigrante est précaire et elle n'a maintenant plus droit à l'assurance maladie.

Pendant que Malinka parle, des larmes roulent sur ses joues. Malgré tout, la jeune femme se raccroche à cette vie qui grandit en elle. «Ne pas travailler, ne pas avoir de vie, psychologiquement, ça te bouffe. Mais je suis tombée enceinte et, maintenant, c'est un nouvel espoir.»

Choc

Nombreuses sont les femmes qui passent leur grossesse dans une grande incertitude financière: comment avoir un suivi, où accoucher quand on n'a que peu de moyens?

L'information à ce sujet est rare.

Depuis plus d'un an, l'organisme Médecins du monde organise des séances d'information destinées aux femmes enceintes qui n'ont pas droit à l'assurance maladie - de plus en plus nombreuses à Montréal, selon l'organisation humanitaire. On y explique comment fonctionne le système de santé, et à quel prix.

Nous avons assisté à l'une de ces séances, un après-midi d'automne, aux côtés de quelques couples. Autour de la large table, les ventres sont déjà bien rebondis. Les femmes ont toutes un point commun: elles ne sont pas couvertes par la RAMQ et n'ont eu aucun suivi de grossesse.

En face d'elle, une jeune femme reste le regard rivé au sol. Elle est enceinte de 38 semaines et n'a toujours pas vu de médecin, dit brièvement son mari.

Cela n'a rien d'exceptionnel pour Médecins du monde.

En moyenne, les femmes enceintes qui consultent pour la première fois, à la Clinique des migrants de Médecins du monde, sont dans leur 26e semaine de grossesse. C'est très tard: au Canada, il est recommandé d'entamer un suivi de grossesse dès la 12e semaine.

Certes, le système médical québécois ne s'apprivoise pas facilement, surtout dans un contexte de pénurie de médecins.

C'est vrai pour toutes les femmes enceintes, mais c'est particulièrement vrai pour les migrantes non assurées, qui ne parlent pas toujours français et n'ont pas les moyens de payer les sommes exigées par les établissements de santé.

Pour les médecins qui acceptent de suivre ces femmes, c'est aussi beaucoup de stress.

«Le médecin doit donner des soins à des patients aux prises avec des barrières systémiques importantes, sur lesquelles ils ont peu de pouvoir. Cela crée des situations inconfortables, des frustrations, parce que les soins à donner à ces patients sont plus complexes, plus lourds, et souvent insuffisants. Comme soignants, cela nous place dans une situation inconfortable», estime la Dre Camille Gérin, médecin de famille et bénévole à Médecins du monde.

Les choix

Les médecins qui acceptent de suivre ces patientes font face à de véritables casse-tête: quels tests privilégier? Où les envoyer?

Mariam, Malienne en attente de parrainage, est enceinte de 11 semaines - «peut-être 12». Elle a vu facilement un médecin du CLSC pour un problème de sang dans ses urines. Mais son frottis n'a jamais quitté le bureau de consultation: réalisant qu'elle n'était pas assurée par la RAMQ, le soignant a craint que les tests ne lui coûtent trop cher.

Elle a quitté le cabinet pleine de colère.

«J'ai eu du diabète à ma première grossesse, et je sais qu'il faut que je sois prise en charge. Mais qu'est-ce que vous voulez que je fasse? Mon mari travaille, on cherche à payer le moins possible. C'est sûr qu'on n'a pas les moyens d'aller à l'hôpital!», explose-t-elle.

Avorter ou s'endette

Devant des prix qui peuvent grimper jusqu'à 10 000$ pour un accouchement sans complication, Daniel blêmit. Il est canadien, mais la grossesse de sa femme, qui attend son parrainage, n'est couverte ni par la RAMQ ni par ses assurances étudiantes.

«Je trouve ça cher. J'ai une marge de crédit, mais quand même! Comme Canadien, ce n'est pas logique que je ne puisse pas avoir de suivi pour mon bébé.»

Avorter ou s'endetter? Cette question a été posée à peine plus subtilement à un couple de Français venus ici grâce à un permis vacances travail, qui a découvert une grossesse non planifiée, mais finalement désirée... et les frais qui y sont associés.

«C'est comme si on n'avait pas le droit d'être là, alors qu'on a un visa, qu'on ne profite pas du système et que, en plus, on cotise», s'étonne Amandine, jeune brune de 24 ans.

À court d'options, pour éviter l'endettement, certaines femmes se résignent à accoucher chez elles, dit la Dre Gérin. «C'est rare, mais ça arrive.»

*Tous les prénoms ont été modifiés pour protéger l'identité de nos interlocuteurs.

«Un chien serait mieux reçu à l'hôpital qu'une femme sans papiers»

Ce n'est pas une langue de bois. Bien au contraire.

La Dre Hélène Rousseau voit régulièrement des femmes enceintes non couvertes par la RAMQ au CLSC Côte-des-Neiges, à la Maison bleue et à l'Hôpital général juif, où elle travaille.

Pour parler du traitement réservé à ces femmes, elle n'y va pas par quatre chemins: «J'ai déjà écrit qu'un chien qui arriverait à l'hôpital serait mieux reçu qu'une femme sans papiers.»

Comme soignante, elle se voit contrainte de leur offrir un suivi moins complet: l'Hôpital général juif refuse de faire des tests si les patientes ne paient pas un dépôt de 15 000$. Cette notion de dépôt vise uniquement les femmes enceintes puisqu'une personne sans assurances qui ne serait pas enceinte peut tout à fait faire des tests sanguins si elle paie les frais afférents, de quelques dizaines de dollars selon elle.

«Ce qui est indécent, c'est qu'on ne sait jamais combien va coûter tel ou tel service. On ne peut jamais savoir si l'anesthésiste va accepter de faire une péridurale. J'ai déjà vu un résident exiger de l'argent pour son patron, et je me suis dit, en voyant les 60$ passer au-dessus de la table: «C'est l'épicerie de la semaine qui vient d'y passer.»»

Travailler avec son coeur

Dans ses années de pratique à l'Hôpital général juif, la Dre Rousseau n'a jamais demandé aux femmes non admissibles à la RAMQ de la payer pour ses soins.

«Pour moi, cela ne fait pas de différence. Je vais quand même avoir du beurre d'arachide sur mes toasts demain matin. Mais dans les équipes, on ne sait jamais comment ça va se passer.»

En 12 ans de pratique, la Dre Rousseau constate que le traitement réservé à ces femmes s'est dégradé, et ce, dans l'indifférence quasi générale.

«Dans l'opinion publique, les gens vont dire: «Ces femmes n'ont qu'à ne pas venir au Canada.» En partant, ça n'aide pas à mobiliser l'opinion publique, et mobiliser un gouvernement sans l'opinion publique, ce n'est pas facile.»

Comme d'autres médecins interviewés pour cet article, la Dre Rousseau, à son niveau, essaie de faire une différence: «Je travaille avec mon coeur, où je peux. Si j'arrête, je n'aide pas ces femmes-là.»

Endettés à vie

Malgré sa respiration rauque, c'est un nourrisson paisible qui dort dans son siège d'auto. Assis de chaque côté de lui, son père, Emmanuel, et sa mère, Cécile, racontent les problèmes de leur bébé. Ils montrent de nombreux papiers médicaux, dont la facture de plus de 30 000$ qu'ils ont reçue de l'hôpital Sainte-Justine.

D'abord, la grossesse. Sans couverture de la RAMQ, le couple a eu un suivi minimal.

Au bout de quelques mois, Emmanuel et Cécile découvrent la Clinique pour migrants de Médecins du monde, et une petite équipe se forme autour d'eux. Ils décident que l'accouchement aura lieu à la Cité-de-la-Santé, à Laval.

Malheureusement, l'accouchement, sans péridurale parce que le couple essaie de limiter les dépenses, est long et compliqué: le bébé a un genou luxé, la maman a de surcroît une déchirure importante.

Le couple ressort de l'hôpital avec une facture de 5188$ pour la mère, 2209$ pour le bébé.

Les problèmes ne font, hélas, que commencer.

Leur petit n'a que quelques jours quand il est admis en néo-natalogie à Sainte-Justine, où on lui diagnostique une laryngomalacie. Il passe cinq jours aux soins intensifs. La famille quitte l'hôpital avec une facture de 31 404$ et une longue liste de spécialistes à voir dans les prochains mois.

Pour une famille qui vit avec une paie de 700$ toutes les deux semaines, la dette est colossale. «C'est apeurant», lâche Emmanuel en nous montrant les reçus, qu'il conserve dans un grand porte-documents. «Comment on va faire pour payer ça? Je ne sais pas», avoue-t-il franchement.

Ironiquement, le jeune papa travaille lui-même pour une agence de recouvrement.

«Croyez-moi, je sais comment on parle aux gens qui ont des dettes. Je sais ce que c'est qu'une dette, et je ne voulais jamais en avoir.»

Sans famille dans son nouveau pays, la famille s'est trouvé un refuge: la foi. «Quand vous n'avez pas de solution avec les hommes, Dieu peut être là», veut croire Emmanuel.