Je suis allée deux fois manger chez elBulli, le restaurant catalan reconnu comme le berceau de la cuisine moléculaire qui vient de fermer ses portes. Et à chaque fois, à mon retour, proches et collègues m'ont soumise à la même simplissime interrogation «Et puis, est-ce que c'était bon?»

À chaque fois, longue tirade pour expliquer qu'on ne peut pas répondre oui ou non à cette question et que non, ce n'est pas une façon alambiquée d'éviter une répartie inconfortable.

En fait, c'est simple on ne peut tout simplement pas dire qu'un plat cuisiné sous la direction de Ferran Adria est bon ou pas. Comme on ne peut pas dire d'entrée de jeu si un Picasso est beau ou pas. C'est bien trop compliqué pour ça. Et c'est cette complexité que met en images et en sons le nouveau documentaire elBulli Cooking in Progress, qui vient de prendre l'affiche au Cinéma du Parc.

Réalisé par l'Allemand Gereon Wetzel, Cooking in Progress est aux antipodes de la cuisine dont il parle. Autant les produits travaillés par l'équipe d'elBulli sont transformés, mis en scène, déconstruits et reconstruits par mille techniques physiques et chimiques  bonjour le nitrogène et la maltodextrine!  pour créer des moments d'émotions complexes, autant ce film est brut.

L'équipe a suivi Adria et son bras droit Oriol Castro pendant l'année 2008-2009 et a filmé, filmé et encore filmé. L'oeuvre est un simple montage de ces longs moments de recherche et de réalisations culinaires que l'on suit tels quels pendant 109 minutes. Cela nous montre l'équivalent d'un an dans la vie du restaurant de la Costa Brava de la fermeture à la fin de la saison estivale jusqu'à la réouverture au printemps suivant, avec, entre les deux, de longs mois de recherche dans un laboratoire de Barcelone.

Aucune voix hors champ n'aide la mise en contexte. Aucune entrevue avec questions ne dirige la trame narrative. Quelques mots apparaissent parfois à l'écran pour nous indiquer le nom d'un nouveau personnage  comme le sommelier québécois François Chartier, qui y fait une brève apparition. Et quel est le mois de l'année. Mais c'est tout.

Le résultat est donc rempli de moments très vrais, totalement authentiques  engueulades et interrogations incluses  mais aussi de longueurs, qui ne font, on imagine, qu'effleurer la vraie lenteur du processus de recherche fastidieux que s'impose l'équipe d'elBulli.

Le sujet aurait mérité un traitement un peu plus émotif, d'autant que l'oeuvre de Ferran Adria est, dit-il lui-même, essentiellement émotionnelle. La chimie et la science, explique-t-il à son équipe à la moitié du film environ, ne doivent d'abord et avant tout servir qu'à créer des moments d'émotions pour les convives. Or, à part la terreur dans le regard des cuisiniers et des serveurs qui travaillent avec le maître et quelques rares sourires, des émotions, on en voit justement peu.

Ce qu'on voit beaucoup, cependant, c'est l'aspect totalement méticuleux et long et répétitif de tout le processus de recherche créative qui a permis les percées chez elBulli. Lorsqu'on voit les chefs partir se coucher le soir après une soirée de travail fou, on comprend que leur vie est quasi-monacale et se résume au silence concentré de la ruche qu'est la cuisine du restaurant de Cala Montjoi. Ne cherchez pas la bière ou le champagne pour faire disparaître le stress et l'adrénaline, si présents dans le documentaire québécois Durs à cuire, il n'y en a pas.

Si de jeunes chefs doutent encore de l'importance du travail acharné en cuisine et croient que le succès arrive en criant Top Chef, il leur faut aller voir cette ode à la minutie et à la concentration. Voire à l'abnégation. Devenir le meilleur chef au monde, comprend-on, est un exercice complexe et laborieux.

elBulli Cooking in Progress est à l'affiche du Cinéma du Parc jusqu'au 18 août.