Au cours des prochains mois, François Legault devra sans doute se prononcer sur une question qui aura un impact sur la santé des Québécois pour des décennies à venir. On s’attend à ce que les principaux fabricants canadiens du tabac offrent au Québec une part de leurs revenus futurs afin de régler la poursuite de longue date que la province a intentée contre eux pour le recouvrement de 60 milliards de dollars en frais de soins de santé liés au tabac.

Si M. Legault donne son accord à une telle approche, cela aura pour effet de maintenir pour encore longtemps le commerce des cigarettes combustibles tout en positionnant les grands cigarettiers favorablement (avec le capital nécessaire) pour le développement et la mise en marché de nouveaux produits nicotiniques qui peuvent rapidement entraîner les jeunes dans la dépendance.

En revanche, le rejet d’une telle offre par Québec pourrait forcer les entreprises à enclencher la fin graduelle de leurs opérations au pays, notamment pour ce qui est de la vente des cigarettes combustibles.

Le premier ministre a eu de nombreuses années pour se préparer à cette décision. L’implication du ministère de la Justice remonte au début de 2019, alors que les cigarettiers se sont placés sous la protection de la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies et ont demandé de négocier à huis clos afin de régler tous les litiges auxquels ils faisaient face au Canada, dont celui du Québec et des autres provinces.

Il est minuit moins cinq. Les retards sans fin dans les négociations ont poussé en septembre dernier le juge ontarien qui préside ces négociations à demander aux contrôleurs, soit des parties « indépendantes » des compagnies et des créanciers, de pondre une proposition d’entente.

Il faut comprendre que dans le contexte de la loi sur l’insolvabilité, ce projet d’accord cherchera presque assurément à aider les fabricants à retrouver la rentabilité tout en offrant des paiements aux créanciers. Vu les liquidités limitées des sociétés, de tels paiements seront nécessairement projetés dans l’avenir et proviendront donc de futures ventes.

Onze ans se sont écoulés depuis que le Québec a entamé son recours contre les compagnies de tabac. Or, en aucun moment n’a-t-on demandé l’avis des Québécois quant au meilleur moyen de s’assurer que cette action juridique mène à une meilleure protection de nos jeunes, une réduction du fardeau sur notre système de santé et une amélioration de la santé publique en général.

En fait, l’ensemble des litiges au Canada auxquels les cigarettiers font face et qui sont à la base des négociations actuelles n’a pas eu pour effet de modifier leurs pratiques commerciales ni de les empêcher de recruter de nouveaux fumeurs et vapoteurs parmi les jeunes.

Un consentement de la part du Québec, qui assure la survie des fabricants de tabac afin que ces derniers puissent effectuer leurs paiements futurs, ne ferait qu’empirer la situation. Il s’agirait d’un appui tacite aux pratiques commerciales néfastes que l’État cherchait initialement à condamner. Il perpétuera le préjudice que la province cherchait initialement à redresser. Est-ce éthique d’acquiescer à un régime de recouvrement des coûts occasionné par les fumeurs malades du passé qui repose sur les achats de fumeurs futurs appelés à développer ces mêmes maladies qui les amèneront dans les hôpitaux ?

La majorité des Canadiens comprennent qu’une entente de nature principalement financière n’est pas le meilleur dénouement de ces litiges. Un récent sondage Léger⁠1 pancanadien a révélé un fort appui pour un dénouement qui mettrait fin graduellement à la vente commerciale du tabac (75 % chez les Québécois).

Ce serait faire preuve d’aveuglement si M. Legault ignorait que sa réponse aux cigarettiers constitue un énorme enjeu d’intérêt public, un enjeu qui mérite l’apport authentique de la population et qui requiert de la transparence en ce qui touche les conséquences potentielles.

Sachant qu’une ébauche d’entente est en cours d’élaboration, le Québec devrait agir rapidement pour interpeller les élus de l’Assemblée nationale. L’aspect confidentiel des négociations n’empêche pas la tenue d’audiences publiques ou des entretiens avec les dirigeants communautaires et les experts en vue de débattre la façon de mettre fin à la vente commerciale de tabac et de concevoir des systèmes intérimaires d’approvisionnement qui aideraient les Québécois à se sevrer de la nicotine.

Le premier ministre Legault devra bientôt décider s’il permettra la survie de l’industrie du tabac ou s’il utilisera son insolvabilité pour libérer les Québécois du fléau du tabagisme une fois pour toutes.

1. Consultez le sondage Léger sur les poursuites contre les compagnies de tabac (en anglais)