Je m’étonne parfois d’être aussi attaché au petit monde qui m’entoure.

Je parle des humains, bien sûr, de ma famille et mes amis, de mes voisins et collègues de travail. Mais je pense aussi à tout ce qui forme le décor de mon quotidien, aux objets dont je me sers, à ces choses qui offrent des repères à mes promenades, et dont je comprends la valeur quand elles sont menacées ou disparaissent. Comme ces grands arbres qui bordaient la rue d’à côté, dans le quartier Villeray où j’habite, et qui n’ont pas survécu à la pluie glacée de mars dernier. Sous le poids du verglas, ils se sont effondrés, cinq ou six géants d’un seul coup, et la rue est devenue une zone sinistrée. Le spectacle était si saisissant que la mairesse de Montréal et le premier ministre du Canada ont senti le besoin de passer, le temps de quelques photos1, avant que le grand nettoyage du printemps ne vienne tout effacer.

Tous les arbres n’ont pas cette chance, la plupart meurent dans l’indifférence générale, sans témoin, parfois de vieillesse, mais bien souvent dans la force de l’âge, quand des promoteurs avides de profits jettent leur dévolu sur de nouvelles terres à développer. Au cours des cinq dernières années, au Québec, c’est plus de trois millions de mètres carrés de milieux humides qui ont été rasés, sans la moindre autorisation2. Des millions d’arbres, de fleurs et d’arbrisseaux, des centaines de ruisseaux et de marais, des dizaines de refuges pour les oiseaux ont disparu.

C’est peut-être pour résister à cette vague destructrice que je n’arrive pas à me séparer du robinier faux acacia que j’ai planté dans ma cour il y a dix ans déjà.

Il est malade et attaqué de toutes parts, et pourtant je sens que j’ai une dette envers lui : il a vu mes filles jouer sous son feuillage, il nous a donné de l’ombre pendant nos longs soupers d’été, nous avons fait des siestes dans le hamac noué autour de son tronc, les oiseaux et les écureuils en ont fait leur terrain de jeu. Mais il a grandi trop vite, et sous l’effet du vent, une fente s’est ouverte entre les deux branches maîtresses, jusqu’à menacer le cœur de l’arbre.

Pour tenter de préserver ce qui pouvait être sauvé, j’ai dû lui couper la tête deux fois. Mais l’humidité s’est infiltrée partout, les insectes pondent leurs œufs, les champignons s’étendent, et je sais que ses jours sont comptés.

Les êtres et les choses qui nous entourent ne sont pas étrangers à notre vie. Ils disent quelque chose de nous, témoignent de notre existence, du meilleur comme du pire. « Comme ce lave-vaisselle qui a connu ton premier mariage / Et ta séparation / Comme cet ours en peluche qui a connu tes crises de rage / Et tes abdications3 », écrit Michel Houellebecq, dont je continue de lire la poésie.

Mon témoin à moi, c’est un vieil ordinateur portable cassé en deux, dont la vie ne tient plus qu’à un fil, celui qui relie l’écran au clavier, et sur lequel j’écris ces lignes. C’est un vieux MacBook, qui aura bientôt dix ans, devenu si fragile que je n’ose plus le plier ni le déplacer.

Il reste toujours ouvert, adossé à une pile de livres et tourné vers la fenêtre, attendant chaque jour que je rentre à la maison. Mais il vieillit, le pauvre, et devient capricieux. Au moindre sursaut d’humidité, l’écran s’éteint, comme s’il avait besoin de dormir un peu. Ma blonde, qui est une femme raisonnable, et que j’aime aussi pour cette raison, me répète depuis un moment déjà que je devrais en faire mon deuil. Et le technicien spécialisé que j’ai consulté lui donne raison : il est trop tard pour le réparer, il vaudrait mieux le remplacer.

Et pourtant je ne me résous pas à m’en séparer. J’ai l’impression d’avoir une dette envers ce vieil objet, avec qui j’ai passé des milliers d’heures à travailler, lire, penser, avec qui j’ai douté et peiné, réussi autant de choses que j’en ai raté.

C’est avec cet ordinateur que j’ai écrit mes quatre livres et suis devenu écrivain. Et au moment de l’abandonner, je me demande si je saurai écrire sans lui, si même il me reste encore des livres à écrire.

Plus les années passent, plus j’éprouve le besoin de m’entourer d’objets qui ont vécu, qui ont une mémoire, une histoire, une âme. J’aime les vieilles photographies, les lampes usées, les livres anciens, les pierres et les fossiles, qui nourrissent ma vie de leur présence. Je me méfie du neuf, à l’obsolescence programmée. Je me méfie de la violence des bulldozers pressés de tout raser. Comme cette vieille demeure de Sillery, la maison Bignell, bâtie il y a 200 ans, que son propriétaire a laissé pourrir et qui sera bientôt détruite, sans que personne ne lève le petit doigt4. Qu’est-ce qu’une telle indifférence envers les vieilles choses dit de nous ?

Peut-être le remède à la surconsommation et à la destruction aveugle se trouve-t-il dans la découverte du lien intime qui nous unit aux objets qui nous entourent. Peut-être chacun de nous doit-il reconnaître, avec ce vieux Houellebecq, qu’il n’est guère plus qu’une « chose entre les choses », qu’une « chose plus fragile que les choses », « très pauvre chose / qui attend toujours l’amour / L’amour, ou la métamorphose ».

1. Lisez l’article « Verglas et pannes d’électricité : “On va être là pour aider”, assure Justin Trudeau » 2. Lisez l’article « Milieux humides : les destructions illégales se multiplient »

3. Michel Houellebecq, Poésies, Paris, J’ai lu, 1999, p. 48.

4. Lisez l’article du Devoir « Québec autorise la démolition d’une maison bicentenaire »