J’ai longtemps vécu dans le regard des hommes. C’était un lieu mobile, un décor, une sorte d’habitacle. Partout où j’allais, j’allais à sa rencontre. Il me suivait dans les bars, les cafés, les bureaux où je travaillais, les rues où je marchais. Il m’attendait à l’intérieur aussi, chez moi, dans les miroirs et jusque dans la perception que j’avais de moi-même, où il occupait une place au même titre que ma profession, mon goût pour la lecture ou mon amour des chats.

Et puis, un jour, il est allé voir ailleurs s’il y était. Ça s’est fait plutôt graduellement, mais somme toute assez rapidement pour qu’il y ait dans sa désertion quelque chose de choquant. Je n’étais pas fâchée ou vexée. J’étais sidérée par l’irrémédiabilité du départ et par l’ampleur de l’espace que son absence révélait. Je l’avais tellement intégré, tellement tenu pour acquis, que j’avais été presque complètement aveugle à son omniprésence. Tout au plus me passait-il par la tête lorsque je me maquillais, ou lorsque j’essayais un vêtement que j’espérais seyant. Sa fuite vers d’autres visages, d’autres corps, me montrait qu’au contraire, il avait toujours été là, partout.

D’un bout à l’autre de cette relation qui aura tout de même duré près de 30 ans, j’ai été d’une passivité totale. Même avant le premier regard, j’avais été faite à l’idée qu’il était ce à quoi je devais aspirer. Rien de violent, pas de brutal lavage de cerveau ici, personne ne m’a jamais prise par le bras pour m’obliger à me faire belle, on ne m’a jamais mis un corset de force avant de me faire danser devant des hommes en redingote. C’était un apprentissage qui se faisait par absorption, magazines, publicités, télé, cinéma, tout cela percolait et pénétrait lentement mais sûrement – les jeunes filles sont si poreuses.

Le fait que j’aie grandi dans un environnement valorisant les qualités intellectuelles et la réussite personnelle n’avait sur cela aucune influence. Personne n’aurait jamais eu l’idée de remettre en question l’importance de l’apparence. C’était la fin des années 1980, les femmes fortes se réappropriaient leur sexualité en chantant en soutien-gorge et en lançant aux caméras des regards aguichants, essaye-toi, pour voir. Le message qu’elles envoyaient était nuancé et difficile à saisir pour de jeunes adolescentes, elles nous disaient vouloir être désirables pour le simple fait de l’être, pas pour plaire, et nous devions les croire. Il s’agissait d’être solide, d’assumer nos postures et nos choix, mais après des siècles de conditionnement, à quel point étions-nous maîtresses des images que nous souhaitions projeter ?

J’ai donc accueilli le regard des hommes comme une évidence, un fait de la vie. On grandissait, on avait nos règles et on développait des courbes, des yeux s’y poseraient.

Jamais je n’ai remis en question l’inévitabilité de cet enchaînement, ou encore le fait que son dénouement puisse être autre chose qu’enviable. Mon seul rôle était d’entretenir la surface offerte, de la rendre adéquate et de m’assurer de la conformer à une série de normes faciles à identifier. Mais même là, j’agissais dans un état de semi-passivité – des actions étaient requises (trouver des vêtements qui mettaient en valeur ce qu’il fallait, cacher les imperfections, accepter la qualité parfois poisseuse de certaines œillades), mais au bout du compte, tout cela allait de soi.

De la même manière, je n’ai eu aucun rôle à jouer lors de la rupture du contrat. Pas de grande révélation ou de puissante prise de conscience de ma part, pas d’épiphanie suivie d’un long doigt d’honneur au patriarcat, non, rien.

Juste un peu de temps, une soumission aux lois de la physique et de la nature, et le tour était joué. C’est vraiment un tour qui se joue, une sorte de changement dans l’atmosphère, un jour on regarde autour de soi et on se dit : « tiens, je vis ailleurs ».

Ce n’est, en ce qui me concerne, ni un deuil ni une libération. C’est un étonnement renouvelé. Je ne m’étonne pas d’être moins regardée, mais de ne pas avoir su voir à quel point le fait de l’être teinte l’air autour de soi.

Je garde de ce long assujettissement un vocabulaire de colonisée. Le mot « libération » en est un bon exemple, « assujettissement » aussi, évidemment. Ils ont beau ne pas correspondre à mon sentiment, ces mots me viennent spontanément, avec leur cohorte de semblables – me voilà « délestée » du regard des hommes, soulagée de son « poids ». Le joug n’est pas loin, il n’y aurait qu’un pas à faire.

Pourtant, jamais je n’ai eu l’impression, durant ces trois décennies, de porter quelque chaîne que ce soit, et je ne me sens pas aujourd’hui plus légère. Un résidu de syndrome de Stockholm, peut-être. Ou, pour rester dans le champ lexical du colonialisme, le signe que nous avons encore de bien grands territoires à nous réapproprier.

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