L’année débute à peine qu’on se demande déjà à quoi ressemblera 2025. L’intelligence artificielle va-t-elle finir par remplacer les comptables, les graphistes, les journalistes et les mathématiciens ? Remarquez, pour les maths, je ne serais pas triste. Ça m’a tellement fait suer quand j’étais adolescent. Et les poètes ? Je vous entends rire d’ici. Si l’IA est si débrouillarde et perspicace, elle pourrait écrire des vers aussi beaux que ceux de Sylvia Plath ou de Myriam Cliche, non ? Je demande à ChatGPT de m’écrire le plus beau poème possible :
Les mots, tels des papillons de velours,
Effleurent l’âme,
Éveillant des songes d’amour.
Merveilleux, je ne devrais pas perdre mon travail cette année. J’écoute John Coltrane en marchant sur le trottoir. Chaque note de saxophone se mêle à la neige sous mes semelles de bottes. J’écrase des nombres : un millier de flocons, par exemple. Je contourne les piétons. J’échappe des larmes. Ça m’arrive de plus en plus avec l’âge. Les larmes ne valent rien ici. Elles ne font pas descendre le coût de la vie. Je devrais réaliser une étude là-dessus. Il y a tellement d’études. Je saute par-dessus un banc de neige. Je reçois une notification d’Hydro-Québec. Trois cent soixante-dix dollars de chauffage pour habiter dans un quatre et demie sur deux étages. Je pense construire un igloo dans ma salle à manger. Je serais plus au chaud comme ça. Le nombre de claques au visage qu’on encaisse dans une vie. Une claque équivaut à combien en argent canadien ? Le nombre de mornifles qu’on reçoit à la naissance, en grandissant entre la cuisine et le salon, à l’école, à notre premier travail d’été, à notre première peine d’amour, à notre premier deuil… Trois cent mille ?
Ton chandail disparaît
Ton sourire
Il est là :
C’est la faible luminosité.
J’entre dans mon logement, il fait froid et je me dis : « Je dois commencer cette chronique sur la pertinence de la poésie. » Je me fais un café. Je regarde une fourmi sortir d’une craque du plancher. Plus rien ne me surprend. Elle ressemble à un vieil alcoolique qui rentre d’un bar. Je me fais bouillir un œuf à la coque. Je le mange avec un peu de poivre. J’en donne un petit morceau à la fourmi. Je décide de la baptiser Timothée Chalamet. Pendant une heure, je cherche mes lunettes de soleil, mais je ne les trouve pas. J’écris un poème là-dessus :
L’hiver me divise en quatre
C’est plus prudent comme ça
Pendant que les gens travaillent fort
Et partent à la guerre
Je perds mes lunettes de soleil.
Je fais une longue sieste dans le divan. Je me réveille dans la noirceur totale. Je regarde l’heure : 16 h 27. Ma fourmi est encore là. J’ai peur qu’elle soit morte, je lui touche doucement la tête. Elle bouge et ça me soulage. Une nouvelle amitié est née avec une fourmi. Dans le réfrigérateur, je n’ai plus rien à manger. Les thermostats indiquent 19 degrés. Si je monte ça à 20, j’ai peur que ça me coûte 10 000 $ et un rein à Hydro-Québec.
Aujourd’hui
Brève conversation avec mon pantalon
Mystère
Je ne suis pas un homme
Je suis plutôt fatigué.
Je tricote une minuscule tuque de laine pour Timothée. Je lui fais aussi six minuscules pantoufles en Phentex. Je la mets sur mon épaule, je la promène partout avec moi dans l’appartement. Aux nouvelles, c’est l’horreur partout : la violence et la haine. La poésie peut-elle résister au marasme et aux malheurs de notre époque ? Si on ferme les yeux, peut-être. En même temps, Rimbaud a écrit : « Nous savons donner notre vie tout entière tous les jours ». Il a raison. Nous savons faire ça. Je fais mon épicerie. Dans la septième rangée, un père de famille fait rire sa petite fille en la chatouillant dans le cou. C’est un poème. Si on prend la peine de se promener un peu, des poèmes comme ça, on en voit une centaine par jour. La poésie, c’est la faible luminosité qu’on voit apparaître sous une porte. Elle ne sauve pas des vies, mais elle est là. C’est toujours ça. Timothée décide de retourner vivre sous le plancher. Parfois, elle remonte pour me tenir compagnie quelques heures. D’autres fois, elle m’écrit des messages sur des petits bouts de papier. Elle m’explique comment traverser chaque journée comme si c’était la dernière. Je recolle des nombres. Toutes les fois où j’ai eu un fou rire quand ma mère me tirait en luge sur les trottoirs. Et si cette journée devient inoubliable ?
Je ne sais jamais si je suis là
Avec un peu d’effort
Je peux marcher dans cette rue
Un sourire ?
Peut-être dans un an
Je crois au miracle
Je crois au soleil le matin
Autour de ma tête vers toi.
Qui est Jean-Christophe Réhel ?
Né à Montréal en 1989, le poète, romancier et scénariste Jean-Christophe Réhel a remporté le Prix littéraire des collégiens en 2019 pour Ce qu’on respire sur Tatouine. Son plus récent roman, La blague du siècle, a paru en 2023. Il est l’auteur de la télésérie L’air d’aller, primée aux Canneseries et diffusée à Télé-Québec (et toujours offerte sur le site web du diffuseur ainsi que sur l’Extra de Tou.tv). Son prochain recueil de poésie, Taureau taureau, doit paraître à la mi-février.