Alors que l’inflation touche à peu près tous les secteurs de consommation, l’offre culturelle québécoise résiste. Le prix des billets de spectacles pour les artistes d’ici est au beau fixe, selon des données obtenues par La Presse. Mais pour combien de temps ?

Alors que le prix des billets pour les festivals et les concerts internationaux s’envole, l’offre culturelle québécoise échappe — pour l’instant ! – à l’infâme inflation. C’est ce que révèlent des données compilées par deux services de billetterie en ligne, à la demande de La Presse.

Le prix moyen par billet vendu sur Lepointdevente.com est passé de 32,67 $ pour l’année 2019 à 31,38 $ depuis la réouverture des salles au maximum de leur capacité, le 28 février 2022.* Il s’agit d’une baisse de 4 % sur trois ans. Pendant ce temps, l’indice des prix à la consommation a augmenté d’environ 12 %, selon la Banque du Canada.

« Ça semble beaucoup dû à l’incertitude, analyse Yannick Cimon-Mattar, président-directeur et cofondateur de Lepointdevente.com. On le voit : les gens achètent plus à la dernière minute par rapport à avant [la COVID-19]. Il y a un effort pour engager les gens dans une salle de spectacles longtemps à l’avance. »

Les chiffres fournis par la plateforme concordent avec les observations de Mathieu Bergeron, président-directeur du logiciel de billetterie Tuxedo, utilisé par plus de 100 organisateurs et diffuseurs québécois.

« Il n’y a pas beaucoup de mouvement dans les prix depuis le retour [des pleines jauges] », dit l’entrepreneur en observant sur son écran une courbe de prix « flat, flat ».

Dans la diffusion au Québec, il faut voir le prix comme un ticket modérateur. On a misé sur la disponibilité et la proximité des artistes pour les spectateurs. Ça se fait à grands coups de subventions. Il y a juste au Québec où c’est organisé comme ça.

Mathieu Bergeron, président-directeur du logiciel de billetterie Tuxedo

Si le prix moyen des billets pour les spectacles d’humour a suivi l’indice des prix à la consommation avec une hausse de 11,46 % (26,64 $ contre 23,90 $ en 2019), la scène musicale enregistre une chute marquée, selon les données de Lepointdevente.com. Pour chaque transaction, les mélomanes ont déboursé en moyenne 10,5 % de moins en 2022 que trois ans auparavant.

« La plupart des shows sont bookés un an ou deux d’avance », explique Catherine Simard, présidente-fondatrice de La maison fauve, qui produit notamment les spectacles de Patrice Michaud, Ariane Roy, Michel Rivard, Vincent Vallières et Alexandra Stréliski. On a encore certaines dates qui sont des reports de la pandémie. Pour les tournées en régions, le prix des cachets de production [payés par les diffuseurs] et des billets est basé sur les anciens coûts. »

Producteurs sous pression

« Le prix de l’essence, les per diem, les frais d’hébergement, les locations de voiture, la fabrication des décors, les cachets aux artisans » : Catherine Simard énumère tout ce qui a augmenté dans la colonne des dépenses de La maison fauve.

Les producteurs, soutenus par la Société de développement des entreprises culturelles (SODEC), épongent pour l’instant une bonne partie de l’augmentation de la facture. Une situation comptable qui « frappe dur » et qui… ne pourra durer.

Le prix des billets va augmenter l’année prochaine ou l’année suivante. Mais l’inflation touche tout le monde. On ne veut pas que notre offre devienne inaccessible, parce qu’on sait que la priorité sera l’alimentation, l’essence ou le logement. Il faudra être prudent dans nos calculs.

Catherine Simard, présidente-fondatrice de La maison fauve

« Le client final ne voit pas encore la facture, mais on peut s’attendre à voir un impact les saisons prochaines », confirme David Laferrière, président de l’association RIDEAU, qui regroupe 350 salles, festivals et diffuseurs de spectacles. « Je ne serais pas surpris de voir une hausse de 10 à 15 % sur certains spectacles. »

« Plus on monte le prix, moins il y a de gens capables de se permettre une sortie au théâtre », met en garde Hubert Lemire, président de l’Association des compagnies de théâtre, qui représente de petits et moyens producteurs. « Est-ce qu’on déshabille Pierre pour habiller Paul ? C’est un grand dilemme. »

« Est-ce que l’année prochaine, tous les prix des billets vont monter de façon exorbitante, au point où le théâtre va devenir quelque chose d’absolument inaccessible pour la majorité ? demande-t-il. C’est possible, et c’est inquiétant. »

Festivals et concerts internationaux

Le marché nord-américain prend-il la forme d’une boule de cristal ? En juin 2021, les prix des billets pour les 100 tournées musicales les plus courues y avaient bondi de 17 % par rapport à 2019, selon le magazine Pollstar.

C’est une augmentation similaire, autour de 15 %, qui a été observée durant la même période pour obtenir un laissez-passer à des rendez-vous internationaux comme le Festival d’été de Québec et Osheaga, selon nos calculs.

« Les coûts pour organiser le festival ont monté énormément depuis 2019, c’est incroyable », constate Nick Farkas, vice-président, programmation, concerts et évènements, chez evenko. Impossible, dit-il, de refiler l’ensemble de la facture aux fans.

Parmi les débours les plus significatifs, M. Farkas souligne la main-d’œuvre, le prix à la pompe — qui se répercute sur le cachet des artistes — et le coût des assurances, gonflé par la pandémie de COVID-19.

Si on veut garder la qualité du festival et le calibre des artistes, on n’a pas le choix de monter les prix. C’est un calcul difficile à faire. On a une réputation pour l’expérience qu’on offre, et on ne veut pas couper là-dedans : le son, la lumière, les scènes.

Nick Farkas, vice-président, programmation, concerts et évènements, chez evenko

Le prix (affiché) des billets des artistes internationaux produits par evenko dans les salles du Québec montre lui aussi une hausse d’environ 15 %.

« J’espère que l’inflation va cesser », pousse Nick Farkas, bien conscient que la culture se trouve bien haut dans la pyramide de Maslow. « C’est un exercice qu’il faut faire à chaque show : est-ce que les fans sont prêts à payer 35 $ pour ce show-là au Corona, 20 $ pour ce show-là au Ritz, 125 $ pour un show au Centre Bell ? Ça n’a jamais été facile de faire cette mathématique-là, mais depuis le début de la pandémie, ce l’est encore plus. »

Le festival international de musique Pop Montréal semble avoir trouvé des touches magiques sur sa calculatrice. L’organisme à but non lucratif, qui réunit des artistes locaux et internationaux, a annoncé une réduction du prix de ses laissez-passer « découverte mystère » pour 2023.

« Il est plus important de rassembler les gens autour de la musique et de l’art que de faire des profits », souligne Dan Seligman, directeur artistique de Pop Montréal. Le festival mise sur des artistes « émergents et obscurs », ce qui l’empêche d’être trop gourmand au guichet. « Nous réalisons que pour continuer à développer notre public et à toucher de nouvelles personnes, nous devons maintenir des prix accessibles à tous. »

Selon M. Seligman, la baisse de prix sera compensée par une hausse des ventes de laissez-passer et des dons à l’organisme culturel. « Les effets financiers, sociaux et culturels seront positifs pour notre organisation ! », assure-t-il.

* Pour l’année 2022, le prix moyen par billet vendu a été tiré des transactions effectuées sur Lepointdevente.com pendant cinq mois, soit à partir de la réouverture des salles au maximum de leur capacité, le 28 février, jusqu’au 28 juillet. Les statistiques pourraient avoir bougé légèrement depuis. Les évènements gratuits n’ont pas été comptabilisés.

Garder la culture accessible

Mathieu Bergeron, de la billetterie Tuxedo, se montre optimiste vis-à-vis de la demande, que le public soit confronté à l’inflation ou à une potentielle récession. « En culture, le prix n’est pas un enjeu. C’est un produit de luxe et une couple de piasses ne fait pas une grande différence. » Il fait en outre confiance aux diffuseurs pour garder les tarifs raisonnables dans le marché québécois. « Leur job, ce n’est pas d’aller chercher plus d’argent, mais d’amener les spectateurs à voir plus de shows. Je crois qu’on est assez protégé contre la hausse des prix dans notre environnement culturel. » Ce souci démocratique sera d’autant plus vrai pour les disciplines de niche, dont le public est déjà fragile, souligne David Laferrière, de RIDEAU. « On ne vend pas des souliers. Tous les diffuseurs tendent vers l’accessibilité. »

Des subventions à revoir ?

« Si l’inflation augmente, il faut mieux rémunérer les artistes et le personnel », explique François Colbert, professeur de marketing et titulaire de la Chaire de gestion des arts Carmelle et Rémi Marcoux de HEC Montréal. « Si on ne peut pas gagner en productivité comme le font les entreprises manufacturières, il faut augmenter les prix des billets ou que l’État subventionne davantage. » La plupart des aides gouvernementales instaurées durant la pandémie sont toujours en vigueur, ce qui permet d’éviter une flambée aux guichets. « Il y a beaucoup d’aides spéciales COVID, mais ça va finir par s’éteindre, craint David Laferrière. On milite très fort à RIDEAU pour que les aides au fonctionnement soient augmentées et prolongées. Avec l’inflation, ça va prendre un plan de trois à cinq ans. » « Ça prendrait de la part de tous les conseils des arts des réinvestissements massifs en proportion de l’inflation pour permettre une évolution salariale de tout un chacun », soutient pour sa part Hubert Lemire, de l’Association des compagnies de théâtre. Il note par exemple que les frais de séjour — repas et hébergement — alloués par le Conseil des arts et des lettres du Québec sont plafonnés à 125 $ par jour, un montant irréaliste par rapport à l’offre des restaurants et des hôtels.