Les Misérables à la Place des Arts, ce sera Jean Valjean et Cosette bien sûr. Mais ce sera aussi le peuple et «Paris», soit 24 chanteurs-comédiens qui changent 22 fois de costumes et de perruques, parce qu'ils sont tour à tour ouvriers, prostituées, clients, buveurs dans la taverne, manifestants... Parce que Les Misérables, ce n'est pas un tour de chant ni un prétexte à chanter, c'est avant tout une histoire, résume le metteur en scène Frédéric Dubois. La semaine dernière, La Presse a vu tout ce beau monde répéter.

Dans le petit Salon bleu du Capitole de Québec, il n'y a ni décor ou costumes, ni maquillage ou orchestre (hormis le piano de la directrice musicale Claude Soucy), ni même vraiment d'accessoires. La besace de Jean Valjean (le baryton Gino Quilico) est en fait un sac à l'effigie du Muppet Show. Quant au seau porté par la petite Cosette (Myriam Brousseau), il s'agit en fait d'une caisse à lait en plastique - et d'ailleurs, Cosette porte ce jour-là des lunettes!

Et pourtant... Pourtant, dans cet environnement ingrat, la journaliste a tout de même les larmes aux yeux en entendant J'avais rêvé chanté par Geneviève Charest, dans le rôle de la pauvre Fantine. Pourtant, pris par le jeu, Gino Quilico lance vraiment par terre le policier Javert (Alexandre De Grandpré). Et la salle toute entière résonne quand Kathleen Fortin - en vile et hilarante Madame Thénardier - lance un vibrant «Ne discute pas» à une Cosette terrorisée...

Malgré l'absence d'apparat et de public, l'essentiel est là: l'émotion, l'histoire, le rythme et le talent des protagonistes. C'est que la production québécoise des Misérables repose sur un incroyable travail de fond, une véritable modernisation d'une des comédies musicales les plus jouées dans le monde. Elle est d'ailleurs à l'affiche à Londres depuis 25 ans!

Mais en anglais. Bien que créée en français par Alain Boublil et Claude-Michel Schönberg en 1980, Les Misérables a véritablement connu le succès quand elle a été adaptée en anglais en 1985. Les Miz n'a cessé depuis d'être présentée dans le monde entier, notamment dans une version internationale avec Robert Marien dans le rôle de Jean Valjean, dans les années 90.

N'empêche. Quand le metteur en scène Frédéric Dubois et Claude Soucy ont reçu la traduction en français du livret anglais, ils n'ont fait ni une ni deux: ils ont demandé à l'éditeur la permission de modifier le texte, l'ont obtenue... et ont réécrit des passages en fonction des règles du français, de nos accents toniques et même d'extraits du roman de Victor Hugo. Ils sont aussi très légèrement modifié la partition musicale pour que cela «sonne» mieux et en français. Tant et si bien qu'aujourd'hui, on comprend vraiment le texte.

C'est une des clés du succès fulgurant qu'a connu Les Misérables (plus de 100 000 spectateurs) quand la comédie musicale a été présentée au Capitole de Québec dans le cadre du 400e anniversaire de la ville. Les autres clés?

Par exemple, aux côtés des très solides solistes que sont le baryton Gino Quilico, la soprano Geneviève Charest et la soprano dramatique et comédienne Kathleen Fortin, il y a la force du choeur, composé de 24 chanteurs-comédiens. «Les spectateurs ne le réalisent pas nécessairement, mais le choeur est presque toujours présent sur scène, beaucoup plus que les solistes, explique le metteur en scène Frédéric Dubois sur la terrasse ensoleillée du restaurant du Capitole. Ces chanteurs-comédiens-danseurs changent 22 fois de costumes et de perruques, parce qu'ils sont tour à tour ouvriers, prostituées, clients, buveurs dans la taverne, manifestants... Ils sont la foule, ils sont le peuple, ils sont Paris. Cette comédie musicale, ce n'est pas un tour de chant ni un prétexte à chanter, c'est avant tout une histoire. Une histoire qui ne s'appelle pas Jean Valjean ni Javert, mais bien Les Misérables

Chanter au bord des larmes

Une autre des clés du succès de la production québécoise est sans doute l'âme particulière qu'y mettent ses interprètes. Ainsi Gino Quilico, qui a chanté dans les plus grandes maisons d'opéra du monde, éprouve-t-il une émotion particulière quand il devient Jean Valjean, le forçat, mais aussi le père aimant. «C'est la troisième année que j'ouvre la partition, explique le baryton, et je réalise chaque fois qu'il me faudra des années pour épuiser tout ce que ce texte contient. Jean Valjean, mon personnage, a un côté tragique, un côté autoritaire, mais aussi un côté paternel que je comprends complètement. Pour moi aussi, mes enfants sont ce qu'il y a de plus précieux. Moi aussi, j'ai presque failli perdre mon fils, comme Valjean manque perdre sa Cosette, et moi aussi, j'ai demandé à Dieu qu'il prenne plutôt ma vie... Certains soirs, je chante et je suis près des larmes. Je ne le devrais pas, je le sais, ce n'est pas bien pour la voix, mais cette histoire me bouleverse...»

À Montréal

Le passage de la scène du Capitole de Québec à celle de la salle Wilfrid-Pelletier se fera sans heurt: tout au plus, les comédiens-chanteurs jouiront-ils de huit pieds de plus en largeur, sur la scène, et d'un peu plus de dégagement au-dessus de leurs têtes. En fait, les principaux changements à la comédie musicale ont été faits l'an dernier, lors des reprises des Misérables au Capitole. «On avait resserré plusieurs choses à ce moment-là, confirme la chorégraphe Geneviève Dorion-Coupal. Par exemple, le prologue, qu'on trouvait lourd, et qui maintenant coule vraiment. Pour les représentations à Montréal, on n'a donc qu'à épurer encore un peu plus, on peaufine, on a le temps de faire dans le détail. C'est une oeuvre tout en finesse, avec des clins d'oeil loufoques et des instants dramatiques. Les répétitions actuelles servent principalement à réveiller la mémoire et l'énergie des chanteurs... qui sont aussi comédiens et danseurs dans Les Misérables

 

Dans la salle de répétition, dans l'éclairage un peu blafard, les chanteurs enchaînent les tableaux, reprennent un mouvement plusieurs fois, entonnent un air. Pendant qu'ils chantent, le chef d'orchestre Yves Bouchard annote sa partition (il dirigera 16 musiciens), aux côtés de Claude Soucy qui, au piano, interprète toutes les mélodies et chante tout bas toutes les paroles: cette professeur de chant à l'Université de Laval depuis 30 ans, vous ne la verrez pas sur scène, mais sachez qu'elle abat un travail fabuleux pour que le moindre mot, la moindre intonation se rende jusqu'au spectateur.«S'il y a une différence fondamentale dans le fait de présenter Les Misérables à Montréal, dit Frédéric Dubois, c'est dans la profondeur de la salle Wilfrid-Pelletier, beaucoup plus longue que le Capitole. Il faut donc amplifier un peu plus nos gestes, nos expressions, notre phrasé.»

«Mais sinon, on suit notre ligne directrice de départ: nous ne faisons pas dans le spectaculaire parce que cette oeuvre est déjà grande en soi, avec de grands personnages, de grands enjeux.» Ainsi, la fameuse scène de la barricade, qui génère d'habitude un décor imposant sur Broadway et ailleurs, prend-elle une tout autre couleur dans la version québécoise: «On empile des meubles, comme l'ont fait les gens à l'époque dans les rues de Paris, conclut-il. C'est une barricade à hauteur d'homme, parce que toute cette oeuvre est d'abord et avant tout un plaidoyer pour les êtres humains.»

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Les Misérables, présentée dans le cadre des FrancoFolies de Montréal du 8 au 19 juin, à la salle Wilfrid-Pelletier de Montréal. Infos: (514) 876-8989 ou francofolies.com

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Un peu d'histoire

1862: Publication du roman Les Misérables par Victor Hugo. Il est illustré par Émile Bayard: le logo de la comédie musicale, soit le visage de la petite Cosette, est inspiré du dessin de Bayard.

1907: Première adaptation pour le cinéma. À ce jour, plus de 30 films et une douzaine de feuilletons télévisés ont été réalisés à partir du roman. Les Misérables existe également en bande dessinée et en dessins animés. En 2001, la publication d'une «suite» des Misérables par l'écrivain français François Cérésa, à la demande de l'éditeur Plon, vaudra au romancier une poursuite par les héritiers de Victor Hugo. Leur plainte sera toutefois déboutée en cour d'appel.

1980: Les Français Claude-Michel Schönberg (musique) et Alain Boublil (livret) composent la comédie musicale Les Misérables, qui connaîtra un succès mitigé.

1982: Ayant entendu le disque de la version française, le producteur britannique Cameron Anthony Mackintosh (plus tard producteur de The Phantom of the Opera convainc le parolier Herbert Kretzmer de faire une version anglaise du livret.

1985: Présentation des Misérables en anglais à Londres: l'accueil critique est très tiède, mais le public en redemande. La production célèbre en 2010 sa 25e année.

1987: Présentation sur Broadway des Misérables qui se hissera au 3e rang des comédies musicales les plus jouée à New York. On estime que le musical a été présenté dans 38 pays et traduit en 21 langues.

2008: Présentation d'une version actualisée des Misérables produite par le Capitole de Québec, dans le cadre du 400e anniversaire de la ville de Québec: 84 000 billets sont vendus.

2009: Les Misérables est présentée en supplémentaire au Capitole de Québec et le CD contenant ses grands airs est lancé sur étiquette LCQ Musique.

2010: Les représentations à la Place des Arts se dérouleront du 8 au 19 juin, avec 16 musiciens dans la fosse de la salle Wilfrid-Pelletier et 35 chanteurs-comédiens sur la scène.

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Une OEeuvre utile

«(...) tant que les trois problèmes du siècle, la dégradation de l'homme par le prolétariat, la déchéance de la femme par la faim, l'atrophie de l'enfant par la nuit, ne seront pas résolus; (...) tant qu'il y aura sur la terre ignorance et misère, des livres de la nature de celui-ci pourront ne pas être inutiles.»

Tiré de la préface de Victor Hugo pour son roman Les Misérables, publié en 1862.

Photo fournie par la production