Époustouflante clôture de saison pour les Grands Ballets avec un double programme allemand signé Marco Goecke et Stephen Thoss. Deux univers distincts unis par une même intensité captivante et une écriture chorégraphique qui tient de l'orfèvrerie. Une capacité rarissime à jouer, chacun dans son registre, avec les clairs-obscurs de la traversée des apparences. Le tout porté par de la grande musique.

Fin du voyage de découverte de la nouvelle génération de chorégraphes allemands auquel les Grands Ballets Canadiens de Montréal, en collaboration avec le Goethe Institut, nous convient pour une semaine encore. Christian Spuck ouvrait en octobre dernier avec Léonce et Léna sur la musique de Johann Strauss. Marco Goecke et Stephen Thoss closent avec, respectivement, un pas de deux sur la finale de L'oiseau de feu d'Igor Stravinsky et Pierrot lunaire sur le sprechstimme (parole chantée) perturbant et magnétique d'Arnold Schoenberg, et Heim Suchen/Searching for Home sur le quatuor à cordes no 5 et la symphonie no 3 de Philip Glass. Des musiques qui prennent au ventre, où l'on entend tout ce que justement on n'entend pas et que la danse révèle, plongeant le spectateur en lui-même.

Le choix des musiques est déterminant et les deux chorégraphes revendiquent partir de ce que la musique leur a évoqué pour élaborer en écho une danse subtile, étrange, qui vous habite par son intensité remarquable, sans concession technique ni expressive. C'est bien de la danse allemande, exigeante, profonde, explorant, non sans poésie, les méandres de l'inconscient: pas d'effets complaisants ni de provocation facile et attendue, pas de pléthore anecdotique, mais plutôt le choix délibéré d'une épure rigoureuse de la forme, une écriture gestuelle qui est un véritable tour de force.

Tout cela pour parvenir à transmettre une amplitude de fond, à faire sentir les non-dits. Une grande beauté visuelle magnétique et prégnante. Grâce à la déconstruction virtuose des codes convenus de la musique et de la danse, Goecke et Thoss parviennent à renvoyer le spectateur à l'éternelle intranquillité intérieure de la condition humaine, prise entre l'arbre de l'histoire collective et l'écorce de son moi fragmenté. C'est lumineux, mais le soleil est noir, pour tout dire, lunaire.

Symbolisme lunaire

En première partie de soirée, Marco Goecke joue textuellement sur le symbolisme lunaire, le spectre atone, noir et blanc, de l'astre de nuit qui n'éclaire que les surfaces donnant une dimension fantasmagorique aux volumes. Dans ses deux pièces, duo puis pièce pour huit danseurs, on retrouve cet éclairage qui transforme la scène, nue, en une sorte de clairière sous la pleine lune, où flottent des nuages compacts faits de bouquets de ballons blancs qui rappellent forcément la pantomime circassienne. Les corps des danseurs y sont découpés au scalpel, les gestes magnifiés au cordeau dans leur minutie gestuelle impressionnante. Le buste, le travail ultrarapide, cassé et saccadé des épaules, des bras et des mains, sont magnifiés, la musculature du dos devient sculpturale. Ce sont des albatros jetés au sol sous les rayons de l'astre-miroir, une froideur à la douleur incandescente.

En seconde partie, Stephen Thoss met en scène un véritable miroir avec une scénographie remarquablement ingénieuse. Un grand déploiement de 16 danseurs, des portes, un immense pan mouvant qui figure un miroir, des tables, des gestes amples, sauts cambrés comme une tentative d'envol, pour suivre le kaléidoscope intime d'une jeune femme prise avec les spectres du temps, de l'âge, du dédoublement. Une belle soirée puissante, qui laisse méditatif et béat et vous habite longtemps après que le rideau soit tombé.

Les GBCM dansent Marco Goecke et Stephen Thoss jusqu'au 21 mai, 20h, au Théâtre Maisonneuve.