Première canadienne, mardi soir, d'Éonnagata, la collaboration tant attendue entre le metteur en scène Robert Lepage, la danseuse étoile Sylvie Guillem et le chorégraphe et interprète Russell Maliphant. Ce spectacle, qui évoque les tourments du Chevalier d'Éon, espion transgenre à la solde de Louis XV, déjoue les attentes, pour le meilleur et pour le pire.

Lepage, Guillem et Maliphant ont eu envie l'un de l'autre. Désir de sortir de leurs zones de confort respectives, de traverser de l'autre côté du miroir pour voir ce qui naîtrait de cette confusion des genres et des corps.

Éonnagata, plus théâtre physique que danse, témoigne parfaitement de ce goût du risque. Ici, Lepage parle peu, mais bouge avec une grâce nouvelle.

Déroutant leurs fans, Guillem et Maliphant dansent à peine : or, elle se révèle une conteuse de talent, capable d'un subtil timing comique, tandis que lui, d'habitude fluide et gracile, ose l'acrobatie toute en force et le jeu théâtral contenu.

Passé la surprise de ces contre-emplois, qui laissent parfois une impression de talents inexploités, passé quelques mises en place certes belles, mais un peu creuses - interminables glissades sur des tables; combat de samouraïs à trois qui perd vite de sa verve; évocation onirique d'Éon le combattant, sous une lune de carton pâte -, le trio de choc fouille enfin la psyché du mystérieux chevalier, avec force déroute et ambiguïté.

Alors, les corps androgynes des interprètes se dédoublent, grâce à d'ingénieux jeux de miroir et s'évanouissent derrière les panneaux amovibles de Lepage le prestidigitateur. Le chevalier d'Éon, interprété tour à tour ou tout à la fois par Lepage, Guillem et Maliphant, être trouble et interlope, préfère nettement l'ombre à la lumière. Il se manifeste donc aux abords des éclairages en demi-teintes de Michael Hulls et se cache dans les replis des extravagants costumes d'Alexander McQueen. La magie opère.

Par ailleurs, des bâtons de combat se métamorphosent en cheval, mais aussi en pénis sitôt amputé. Le sabre du chevalier devient la plume avec laquelle il écrit à sa mère pour la sommer d'ignorer les ragots et les vils paris dont son sexe fait l'objet. Mais l'espion rusé, le dur à cuire, a l'âme à la tempête: Guillem, perdue dans un immense kimono de satin blanc qui tourbillonne autour d'elle, incarne alors avec finesse l'indignation grandissante du chevalier (de toute beauté, même si on se demande pourquoi elle se sent obligée d'insérer ici quelques grands développés, sa marque de commerce).

Lepage, Guillem et Maliphant font montre d'une grande empathie envers ce chevalier d'Éon plus grand que nature. Ils le dépeignent certes, à la fin de sa vie, comme vulnérable, bête de cirque ou vieillard indigent, mais choisissent de lui laisser sa nature rebelle. À cet égard, l'esthétique d'Éonnagata, qui emprunte au théâtre kabuki japonais, sert non seulement l'androgynie du personnage, mais ajoute à la nature épique du récit. On reste d'ailleurs avec la nette impression que si Robert Lepage et ses acolytes disposaient de plus de temps, ils y plongeraient avec davantage de profondeur.

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Éonnagata, une présentation du Sadler's Wells de Londres, en association avec Ex Machina et Sylvie Guillem. Jusqu'à jeudi soir, au Théâtre Maisonneuve.

Infos: fta.qc.ca