En 2004, Lucie Grégoire et le Japonais Yoshito Ohno créent Eye. D'une retenue sans faille, cette première collaboration provoque pourtant une onde de choc. La chorégraphe et danseuse montréalaise et le fils du vénérable cofondateur du butô, Kazuo Ohno, sont à nouveau réunis dans Flower, présentée à partir du 21 avril, à l'Agora de la danse.

«Yoshito, c'est mon âme soeur», avoue Grégoire, qui vient de présenter Flower au Vancouver International Dance Festival, le mois dernier. «Travailler avec lui m'apporte une grande liberté intérieure, un détachement auquel je n'avais que rarement touché auparavant.» Et pourtant, Grégoire, 54 ans, interprète discrète et sensuelle, a une vingtaine de créations à son actif, une oeuvre contemplative et mystérieuse qui jaillit déjà des profondeurs de l'âme. Il n'en demeure pas moins qu'Eye a révélé une Lucie Grégoire rayonnante, grisée par cette nouvelle collaboration.

Étonnamment, en studio, cet échange intense se déroule presque en silence: Ohno ne parle pas français et à peine anglais. «Il me propose des choses en deux ou trois mots, me montre des images dans un de ses nombreux livres d'art. En fait, il travaille beaucoup dans l'instant, stimulé par son inconscient et ce qu'il saisit au passage, une chaise, un chapeau... Son studio est plein d'objets partout!»

Un processus de création aussi spontané que leur rencontre, en 2003 à Yokohama, au Kazuo Ohno Dance Studio où Grégoire se ressource, avec l'idée de reprendre son parcours en solo, amorcé en 1990 avec Absolut, Vers le haut pays et Les choses dernières. Puis, un jour, Yoshito Ohno, proche collaborateur de son père, se pointe, par hasard, dans le studio où elle répète: Grégoire revient au bercail avec un duo et un formidable partenaire de scène!

«Il n'y a jamais eu entre Yoshito et moi de relation de maître à élève ou de chorégraphe à danseuse. Ce qu'il me propose, je le sens bien tout de suite. C'est comme un cadeau», poursuit celle qui, en 1985, a fait son premier voyage au Japon, pour suivre un stage, aussi éprouvant que transformateur, auprès de Min Tanaka, autre grand nom du butô.

Fragile existence

Flower, comme Eye, est entrelacs de solos, chorégraphiés soit par Grégoire, soit par Ohno. «Je capte son énergie et lui, la mienne. Pour moi, c'est un peu surréaliste, tout ça», avoue la chorégraphe qui, dans Eye, s'abreuvait de façon palpable à l'énergie que son partenaire laissait planer sur scène, pour mieux l'accueillir.

De Flower, Ohno dira: «En contemplant la beauté d'une fleur, on devient la beauté. Cette pièce est un hommage à Kazuo Ohno.» Le duo est autant un hommage à la beauté qu'à la fragilité de la vie: Ohno père, véritable monument de la danse, né en 1906, se produisait encore sur scène en 2003, mais pour combien de temps sera-t-il encore en vie?

La fragilité fait aussi écho à la vie d'artiste. Car bien qu'elle attire encore des partenaires de la trempe d'Ohno, Grégoire vivote. «J'ai produit Flower de peine et de misère, parce que je n'ai notamment reçu du CALQ qu'une petite bourse de recherche, mais rien pour sa production ou sa diffusion», lance Grégoire, qui a toutefois pu bénéficier de la collaboration de l'Agora de la danse, du Festival Danse Canada, et de sommes du Conseil des arts du Canada. «Et Yoshito se contente cette fois d'un cachet moindre que pour Eye», tient-elle à préciser.

La chorégraphe, formée notamment à l'école new-yorkaise de Merce Cunningham et auprès d'Elizabeth Albahaca, proche collaboratrice de Jerzy Grotowski, se sent sacrifiée à l'autel de la diffusion à tout prix, comme toute une génération de créateurs québécois pourtant matures, mais qui privilégient la recherche de pointe ou qui n'ont tout simplement pas les ressources, humaines et financières, pour se vendre. «En ce moment, au CALQ, si vous ne donnez pas 30 ou 40 shows par année ou si vous ne diffusez pas à l'international, vous êtes coupé! Je ne sais pas si je vais pouvoir continuer...»

Flower de Lucie Grégoire Danse, du 21 au 25 avril à l'Agora de la danse.