Il est dur, presque intenable, le regard que pose Jérémie Niel sur l'humain dans Elle respire encore, dont la première était présentée hier soir à l'Agora de la danse. Dans sa cage qui est tout sauf dorée, seule la mort semble se poser comme issue.

Avertissement: assister à Elle respire encore peut provoquer des réactions épidermiques. La preuve, les deux spectateurs qui ont littéralement fui la salle, en courant, hier soir. Et ils étaient sans doute quelques-uns à penser à en faire autant.

La pièce est déconseillée aux moins de 16 ans, et ce n'est effectivement pas du tout un endroit où amener des enfants - et pas seulement à cause de la longue scène de sexe qui y est présentée. Même certains adultes auront du mal à supporter l'atmosphère anxiogène, oppressante et quasi cauchemardesque qui s'y installe.

Se tenant loin des bons sentiments, Niel plonge, à vif, dans les recoins sombres et vils de l'âme humaine. La part d'ombre s'étend, comme une maladie mortelle, et prend toute la place ; on a beau y chercher une parcelle de lumière, elle se dérobe aussitôt apparue.

Grand plateau pour 13 «identités»

C'est un premier grand plateau pour le metteur en scène et chorégraphe Jérémie Niel, qui propose ici une pièce pour 13 interprètes (qu'on salue pour leur dévouement) qu'on n'oserait dire hybride ou multidisciplinaire, mais flottant quelque part à la croisée des genres théâtral et dansé, dans une vallée brumeuse où les mots, autant que les gestes, ne sont qu'esquissés, murmurés, inachevés, déjà évanouis.

C'est un véritable microcosme de la société qu'il crée sur scène, sur un plateau où sont disposés, épars et dans la pénombre, un lit, une table, un bureau, des chaises. Scène qui restera séparée du public durant toute la représentation par un panneau de tulle qui passera de l'opacité à la transparence en début de spectacle, condamnant ses protagonistes au confinement.

Chacun y est dans sa petite cellule, en solo ou en duo, un peu comme si on avait réuni les habitants hétéroclites (de l'ado à la vieillarde en passant par la musicienne avec sa clarinette) d'un immeuble dans un même espace aux murs invisibles. Ils sont seuls dans leur monde aux rêves échoués, pourtant, les mouvements et énergies émanant des autres se rendent jusqu'à eux, et perturbent leur trajectoire.

En trame de fond, chuchotements, bruits de déglutition, respirations haletantes, paroles étouffées (certains acteurs portent un petit micro qui amplifie leur voix), le tout sur un fond sonore vibratoire qui crée dès le départ un sentiment d'oppression. Certains se parlent entre eux : un couple, dont la fille évoque, avec son babillage incessant, des ailleurs lointains comme une échappatoire, un duo qu'on présume mère et fille, dont la relation semble tissée d'amour-haine... Un homme, qui se fait un peu narrateur, parsème l'action de quelques remarques, commentant son action et celle des autres qu'il désigne comme «l'identité numéro 13», «les identités 6 et 9», et notant sur 10 l'intensité des contacts physiques. C'est dire à quel point les êtres sont désincarnés ici.

Champ de bataille

Si, au départ, on a l'impression que chacun vaque à sa petite affaire, rapidement, la cohabitation de ces «identités» dans l'espace provoque des tensions sourdes, de plus en plus palpables, interrompues à trois reprises par un strident bruit d'alarme qui stoppe l'action. On a alors droit à quelques moments d'unisson - majoritairement des chutes sur le sol synchronisées -, et même à une certaine tendresse enrobée de maladresse, qui disparaît vite, trop vite.

Chez Niel, le groupe disparate, en opposition et en tension, ne se transforme pas, comme on le voit parfois, en une communauté où la force du nombre et la solidarité ont raison des différences. Au contraire. Rire maniaque, violence qui gronde, agressions, insultes, mesquinerie, indifférence, cris: des relations noires se dessinent entre ces identités perdues, qui consomment aussi, éperdument et désespérément, le fruit de la chair dans des ébats amoureux et échanges de salive. Éventuellement, ils finissent par tomber, mollement et résignés, au combat. Vrai champ de bataille, les corps jonchent le sol, inanimés, sont traînés, manipulés, soulevés, puis délaissés.

Si on ne peut nier la qualité artistique du travail ici présenté, il reste qu'on se demande, un peu lassé en fin de parcours, où exactement le metteur en scène veut en venir en restant obstinément du côté obscur. «On fait quoi maintenant?», fait écho la dernière survivante à se tenir debout, le regard fixé sur les spectateurs et les mains agrippées à l'écran de tulle, en nommant ensuite par leur nom complet quelques personnes qui, on le présume, se trouvent dans la salle.

En effet, Niel pose la question de façon frontale, et sans donner l'esquisse d'une réponse: qu'adviendra-t-il quand la race humaine aura laissé aller son dernier souffle, accablée par la vacuité de son existence? Un constat brutal, à faire sien... ou pas.

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Elle respire encore. Metteur en scène et chorégraphe: Jérémie Niel. Jusqu'au 17 mars, à l'Agora de la danse.

Photo Caroline Rousseau, fournie par l'Agora de la danse

C'est un premier grand plateau pour le metteur en scène et chorégraphe Jérémie Niel, qui propose ici une pièce pour 13 interprètes.