L'auteur des 120 journées de Sodome forme un beau paradoxe. Tel un croisement entre Marivaux et Genet, Sade a bouleversé les moeurs du XVIIIe siècle pour mieux représenter les zones obscures de l'âme humaine. Son oeuvre va lever le voile sur la censure. Peu importe l'époque, celle-ci demeure le reflet du jugement moral d'une majorité sur une minorité - en ce qui nous concerne, les artistes. Le marquis controversé a entre autres écrit que «le pouvoir est par nature criminel». Aux yeux du marquis, la vertu est le vice des pauvres.

Voilà le propos de Quills. Est-il utile de dire qu'il est d'une grande richesse, et terriblement d'actualité? La magistrale production d'Ex Machina, dans laquelle Robert Lepage incarne avec brio le personnage de Sade, aborde donc cette question de la censure et de la liberté d'expression. Avec le postulat qu'au-delà du bien et du mal, un créateur doit être jugé en fonction de sa création.

Ne parlait-on pas de ça, le mois dernier au Québec, au sujet d'un cinéaste dont on ne peut plus prononcer le nom?

Toutefois, la pièce de Doug Wright, traduite par Jean-Pierre Cloutier (qui cosigne la mise en scène avec Lepage), est davantage une réflexion sur le rôle de l'art et le «pacte littéraire» qu'une entreprise de réhabilitation d'un artiste scandaleux. Sade estimait que «la cruauté a toujours été au coeur de l'expérience humaine». Sa représentation coule donc de source.

Le marquis de Sade est un écrivain cultivé, un libre-penseur, un révolutionnaire anticlérical. Mais aussi un pédophile, un violeur, un homme cruel et débauché. Ce qui lui a valu de passer la moitié de sa vie (30 ans) incarcéré. Son patronyme est entré dans la langue populaire et ses oeuvres font partie de La Pléiade.

Théâtre de miroirs

La mise en scène du tandem Cloutier-Lepage est splendide, ingénieuse sans jamais prendre le dessus sur l'histoire. Le spectacle est un formidable théâtre de miroirs. À l'avant-scène, deux grands panneaux amovibles et réfléchissants forment un grand V et des néons blafards représentent les barreaux d'une cellule.

Dans cet amphithéâtre de son et de lumière, les interprètes jouent avec la vérité et l'illusion, la vie et la fiction. C'est très beau.

Encore là, on pense à Marivaux, mais en (beaucoup) plus hardcore: la psychologie humaine est une série de masques qu'on passe sa vie à essayer de faire tomber. Premier masque: celui de l'Église. Interné à l'hospice de Charenton, Sade sera d'abord protégé par l'abbé de Coulmier (excellent Jean-Pierre Cloutier). Or, au fil du récit, ce dernier sera manipulé par le directeur de l'asile (Jean-Sébastien Ouellette, très juste). Le docteur demande à l'abbé d'appliquer sur Sade une médecine plus sadique que toutes les oeuvres de l'auteur de Justine. Et hop!, le masque de la science vient de tomber.

À la fin, dans une scène aussi magistrale que blasphématoire, le Christ et Satan fusionnent pour mieux jouir de la jeune chair d'une femme. Le masque de la foi en prend pour son rhume.

Naturel et théâtral

Il y aurait bien des choses à écrire encore sur ce spectacle. Or, il ne faut pas passer sous silence la prestation de Lepage, qu'on ne voit presque jamais jouer les mots des autres au théâtre.

Sans être le type de comédien auquel on pense d'emblée pour les grands rôles classiques, Lepage reste un interprète doué, unique et touchant. Avec le temps, il a affiné son outil. Sa technique est à la fois simple, naturelle et résolument théâtrale. L'acteur ne s'efface jamais derrière son personnage. Au contraire, il se sert de son expérience personnelle pour magnifier un rôle.

Avec le marquis de Sade, Lepage a trouvé un alter ego qui, comme lui, est esclave de sa passion. Émouvant!

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QUILLS. De Doug Wright, traduction de Jean-Pierre Cloutier. Mise en scène de Jean-Pierre Cloutier et Robert Lepage. À l'Usine C jusqu'au 9 avril. Pour un public âgé de 16 ans et plus.