Un bon chocolat chaud a fait chanter des milliers de familles québécoises depuis son lancement en 1990. Par contre, les conditions dans lesquelles Carmen Campagne a exercé son métier ont bien changé depuis. Les artistes pour enfants qui lui ont succédé peinent à gagner leur croûte et de plus en plus abandonnent cette vocation.

« Je vais à l'étable pour tirer ma vache. Pas capable de tirer ma vache. »

Cette première ligne du populaire refrain écrit par la défunte vedette pour enfants Carmen Campagne semble prophétique aujourd'hui pour les artistes jeunesse, eux qui triment pour gagner leur croûte. « En 15 ans, le portrait a complètement changé, raconte Sylvie Dumontier, qui incarnait le personnage de Shilvi depuis le début des années 2000. À chaque album, on en vendait 10 000 de moins que le précédent. Tranquillement, on est passés de 50 000 à 10 000. »

La chute a aussi touché des têtes d'affiche. La célèbre Annie Brocoli, qui roule sa bosse dans le métier depuis 1999, a même annulé une quinzaine de spectacles l'an dernier.

« C'est devenu très, très, très difficile. »

- Annie Brocoli

Son spectacle, qui se détaillait une quinzaine de dollars, était considéré comme « cher » par certaines salles qui lui ont demandé de baisser son prix pour stimuler les ventes. « Moi, je ne voulais pas ! lance-t-elle. Je partais en tournée avec des meubles, un camion rempli de décors, de l'éclairage pour chacun de mes meubles... Nos spectacles se vendent trois fois moins cher que ceux des humoristes, mais nous, on ne peut pas juste partir avec un banc et un micro ! »

L'humoriste rock jeunesse Véronique Gagné, alias Atchoum, pratique aussi le métier depuis une vingtaine d'années. Comme le public est moins enclin à sortir son portefeuille qu'à ses débuts, elle prend parfois de grands risques pour brûler les planches. « Parfois, je me produis moi-même, raconte-t-elle. Je suis sur la scène et je pense en même temps s'il y a bel et bien quelqu'un qui s'occupe du vestiaire. » Le défi pour Atchoum est double, car contrairement à Annie Brocoli, elle apparaît peu au petit écran. « Comme je ne suis pas à la télé, les gens sont moins curieux de venir me voir en salle, et pour les écoles, mon spectacle est considéré comme trop ludique et pas assez éducatif, donc pas admissible aux subventions », renchérit-elle.

« Je prends un seau d'eau, puis j'y jette en pleine face. Les deux yeux bouchés ben dur... »

Selon les artistes, une bonne douche froide devrait réveiller les « vaches à lait » de l'industrie. Comme pour les producteurs d'émissions jeunesse, les chanteurs et chanteuses pour enfants croient que le changement de cap devrait notamment se faire par une révision de la Loi sur la protection du consommateur, qui interdit la publicité aux enfants de moins de 13 ans. « Il faut vraiment être inventif pour faire entrer notre musique dans les maisons », affirme Véronique Gagné. « C'est dommage, parce que ça nivelle par le bas la qualité des productions pour enfants », considère à son tour Annie Brocoli. Même au cours des émissions pour enfants, impossible pour elle et les autres de promouvoir leur album ou leur DVD. « C'est la pire gaffe qu'on a faite en voulant protéger nos enfants, estime-t-elle. Il y aurait moyen de faire une publicité saine pour eux. »

Devant de telles contraintes, François Tremblay (Arthur l'Aventurier) déplore, depuis plusieurs années, le peu de place qu'occupent les artistes jeunesse dans les médias grand public au Québec.

« Généralement, on ne voit pas d'artistes pour enfants, même si on fait des choses extraordinaires. »

- François Tremblay, alias Arthur l'Aventurier

Sylvie Dumontier tient le même discours. Comme tous les autres, elle s'est régulièrement fait demander « quand elle allait faire de la VRAIE musique ». « La musique pour enfants, c'est vraiment un sous-genre. C'est à la limite du mépris », soutient-elle.

« UN BON... CHOCOLAT CHAUD »

C'est pourtant par choix et par amour des enfants que les artistes jeunesse disent avoir choisi leur métier et non pas comme un tremplin vers le public adulte. « Arthur, ce n'est pas seulement un produit marketing, c'est une extension de ce que je suis, de mes valeurs », souligne François Tremblay.

Les membres des Petites Tounes sont aussi fiers du produit qu'ils proposent aux familles. « On fait de la musique qui plaît à nous-mêmes. C'est juste que nos thèmes s'adressent spécialement aux enfants », affirme le guitariste du groupe, Claude Samson.

Mais est-ce que les familles écoutent toujours de la musique pour enfants ? Depuis la dernière décennie, les artistes remarquent que les jeunes parents ont plutôt eu tendance à faire écouter leur propre musique à leurs enfants. Le phénomène se produit aussi de plus en plus tôt dans la vie de l'enfant, selon Carlos Vergara, du groupe Les Petites Tounes.

« Le défi pour les musiciens, c'est de les emmener dans un environnement d'enfant avec la musique qui les rejoint. Ce n'est plus vrai que la petite comptine rejoint les enfants », considère-t-il.

Même si son personnage de Shilvi a quitté la scène, Sylvie Dumontier espère que la musique pour enfants de qualité, lancée par Carmen Campagne à l'époque, regagnera ses lettres de noblesse. « C'est génial de diversifier la musique qu'on fait écouter aux enfants, mais c'est plate de les priver de la musique qui leur est destinée. Ils ont leur monde, leurs mots, leurs thèmes, c'est dommage qu'ils n'aient pas accès à ça. » 

Pour Annie Brocoli, cette tendance est en train de faire prendre un tournant à sa carrière. À l'automne, elle offrira un produit plus « familial » que destiné directement aux enfants. « Ça va s'adresser aux grands, puis ça pourra aider plusieurs enfants », lance-t-elle, sans vouloir en dévoiler plus.

Devant ce portrait, l'émergence d'une autre Carmen Campagne ou d'une chanson aussi marquante qu'Un bon chocolat chaud est-elle encore possible ?

Devant la compétition féroce de la musique pour enfants gratuite sur le web, le degré d'optimisme diffère selon les artistes. « Il ne faut pas absolument tenter de recréer ça », croit Carlos Vergara. Par contre, il rappelle du même coup qu'une « chanson a réellement changé leur vie » et que bien des Québécois ne savent même pas qu'elle provient de leur plume. Et si on l'adressait à tous ces héritiers de Carmen Campagne qui bercent aujourd'hui les enfances ?

« Prout, prout, prout, que je t'aime. Viens ici, mon petit ami... J'ai un secret à te dire dans l'oreille... que je t'aimerai toujours à la folie ! Youppi !  »

Popularité en baisse

La fréquentation des spectacles jeunesse est en chute libre, selon les chiffres de l'Institut de la statistique du Québec (ISQ). Même si elle a connu un sommet de 560 381 spectateurs en 2014, elle a subi une baisse de 30 % entre 2012 et 2016. Le nombre de représentations offertes a aussi glissé de 23 % pour la même période, passant de 1990 en 2012 à 1533 en 2016.

Assistance totale (places payantes et billets de faveur) aux représentations payantes en salle en arts de la scène pour le public enfants ou jeunesse

2012 : 538 656

2013 : 528 917

2014 : 560 381

2015 : 449 543

2016 : 391 642

Source : Institut de la statistique du Québec (ISQ)

Nombre de représentations pour le public enfants ou jeunesse

2012 : 1990

2013 : 2104

2014 : 2045

2015 : 1627

2016 : 1533

Source : Institut de la statistique du Québec (ISQ)

Photo André Pichette, Archives La Presse

Annie Brocoli

Photo archives La Presse

Les Petites Tounes, en 2004