J'ai connu Normand Latourelle, cofondateur de Cavalia, dans les années 70. Il était l'agent d'Octobre et de plusieurs autres groupes. Il avait beau avoir les cheveux longs et des idées de grandeur, à mes yeux, il n'était pas un créateur, mais un comptable. S'il avait été un cheval de course, je n'aurais pas misé sur lui, ce qui en dit long sur le chemin parcouru.

J'ai retrouvé Normand Latourelle en 1988. Il était un des big boss du Cirque du Soleil. C'est avec lui que j'ai négocié le tournage d'un documentaire de l'Office national du film sur la première percée américaine du Cirque. La négociation a été pénible, le comptable étant devenu un redoutable négociateur. J'ai appris son départ du Cirque en 1990 et, d'après ce qu'on en disait, le départ ne s'était pas fait dans la joie.

Même s'il n'avait pas été du tout début de l'aventure à Baie-Saint-Paul, Latourelle revendiquait une certaine paternité par rapport à la conception du Cirque, passé sous sa gouverne du statut de sympathique fanfare à celui d'entreprise prospère. Pourtant, Latourelle a quitté le Cirque sans la reconnaissance de sa paternité, mais avec une partie des droits et des actions sur la billetterie Admission, qu'il avait mise sur pied.

Les années ont passé. Chaque fois qu'il y avait un gros show financé par le gouvernement, le nom de Normand Latourelle y était associé. Le retour du défilé de la Saint-Jean, le Grand Jeu de nuit dans le Vieux-Port, le son et lumière du parlement à Ottawa, le Sommet de la Francophonie à Moncton, le Sommet de l'APEC à Vancouver avec, comme invité de marque, le dictateur Suharto, des shows d'entreprise pour Bombardier, Les légendes fantastiques à Drummondville, le gros show du G8 à Québec et celui du 350e à Montréal.

Normand Latourelle n'en manquait pas un. De toute évidence, il avait des relations politiques en haut lieu et un talent inné pour gagner ses appels d'offres.

Si le Cirque du Soleil doit sa naissance (et sa première subvention d'un million) à René Lévesque, Cavalia a pu voir le jour grâce à Jean Chrétien. Pendant la préparation du spectacle du G8, tenu dans un climat de grandes tensions sociales, Latourelle avait âprement défendu son implication, en me lançant: «Je ne suis quand même pas en train de monter un spectacle pour les Hells, batèche!»

Le lendemain, il avait demandé et obtenu une audience avec Chrétien pour lui expliquer son nouveau projet de spectacle équestre. «Tu es sûr que c'est une bonne idée?», a demandé le premier ministre, avec une pointe de scepticisme. Pourtant, quelques jours plus tard, il proposait à Latourelle de créer le spectacle à la Cité de l'Énergie à Shawinigan et assortissait l'invitation d'une subvention de 439 000 $ du programme des Partenariats du millénaire.

J'ai retrouvé Normand Latourelle cette semaine dans ce qu'il appelle son parking à Montréal: le rez-de-chaussée peu habité d'un triplex d'Outremont aux murs gris bleu, aménagé comme une suite d'hôtel des années 80. Latourelle était accompagné de Dominique Day, sa conjointe aux cheveux aussi longs et ondulés que Lady Godiva, à la différence que Day monte rarement à cheval et, quand elle le fait, elle est habillée.

Les deux sont en couple depuis 21 ans, après s'être connus pendant l'organisation calamiteuse des Fêtes du 350e. Dominique Day était une professionnelle des communications qui a travaillé pour l'Orchestre symphonique de Montréal, l'Orchestre Métropolitain et l'agence Cossette, avant de tout lâcher pour lancer Cavalia. Normand et Dominique forment un couple à distance: lui toujours parti en avion, elle régnant en châtelaine sur les 72 acres de la ferme où une cinquantaine de chevaux sont à la retraite ou en vacances.

Ensemble, ils ont traversé des épreuves, failli tout perdre, essuyé des refus et des échecs qui auraient pu avoir raison de leur couple. Il n'en fut rien.

Chose étonnante, ce n'est pas l'amour des chevaux qui les a réunis. «Normand ne monte pas à cheval et moi, j'ai toujours aimé les animaux, mais pas plus les chevaux que les autres. Enfin, au début. Maintenant, c'est une autre chose. Leur bonheur et leur bien-être sont ce qui me tient le plus à coeur. C'est pour ça que j'ai arrêté de faire de la tournée pour passer le plus clair de mon temps sur la ferme à Sutton avec eux», raconte Dominique Day, gardienne de l'orthodoxie équestre dans Cavalia.

Nous vivons dans un monde de perceptions et d'apparences trompeuses. Pendant des années, j'ai cru à tort que Normand Latourelle était un type de chiffres, de gestion, d'organisation, tout sauf un créateur. Même en découvrant le prodigieux spectacle Odysseo, à l'automne 2011, sous le plus grand chapiteau au monde érigé à Laval, j'étais convaincue que son titre de directeur artistique était un peu bidon. Je croyais que la vraie créatrice d'Odysséo, c'était Dominique Day. Erreur.

«Moi, ce qui m'intéresse, c'est d'inventer ce qui n'existe pas. Longtemps, je ne signais pas comme créateur. Pourtant, j'étais de facto le concepteur de tous mes shows», plaide Latourelle.

«J'ai lâché l'école à 16 ans. Mon premier job, c'était un projet Perspectives Jeunesse. J'ai loué un autobus jaune que j'ai fait peindre de toutes les couleurs pour faire la tournée du Québec avec une troupe de théâtre. Personne n'avait jamais fait ça, à l'époque. Quand j'ai parti Cavalia, je ne connaissais rien aux chevaux, mais j'avais vu leur impact sur les spectateurs pendant les représentations des Légendes fantastiques. J'ai vu l'occasion de ramener les chevaux à l'avant-scène, mais dans un rapport basé sur le respect plutôt que sur l'autorité et la domination. Je voulais aussi briser l'idée du cercle et de la piste classique pour offrir aux chevaux un espace nouveau et libre, où ils ne seraient plus à portée de fouet de l'entraîneur.»

Les débuts de Cavalia, malgré l'appui de Jean Chrétien, ont été cahoteux. En plein élan, alors qu'une douzaine de chevaux achetés à prix fort piaffaient à l'aéroport de Francfort, Latourelle a tiré la «plogue». Il venait d'apprendre que Gilles St-Croix du Cirque du Soleil allait bientôt lancer Cheval Théâtre.

«J'avais pas les moyens de rivaliser avec quelqu'un qui était backé par le Cirque du Soleil», explique Latourelle. Dominique Day opine de la tête avant de prendre le relais. «Mais on est allés voir Cheval Théâtre et on a compris que ce qu'ils faisaient n'avait rien à voir avec notre démarche.»

Six mois plus tard, ils relançaient Cavalia, une belle idée, mais aussi un projet fou avec des implications financières et organisationnelles énormes. Un comptable n'aurait jamais résisté à la pression. Mais Normand Latourelle n'est pas un comptable.

Reste que pendant que Cheval Théâtre faisait faillite, il prenait sa revanche avec Cavalia, un premier spectacle vu par plus de 3 millions de spectateurs. Le 15 mai, Cavalia ouvrira à Sydney, en Australie, la veille du retour d'Odysséo à Laval.

Douze ans plus tard, avec l'aide précieuse de sa Lady Godiva tout habillée, Latourelle a monté tout un bateau, ne cessant jamais de pousser la machine et de réinventer le spectacle équestre en y mettant tout ce qu'il a appris sur le plan scénique depuis 40 ans.

Odysséo, qui revient à Laval après une première tournée américaine, n'est plus tout à fait le même spectacle. Plusieurs éléments ont été changés et retravaillés, dont la finale, qui n'était pas à la hauteur des ambitions de Latourelle, mais qui l'est maintenant.

Reste à régler un dernier détail. Quoi faire après avoir atteint un tel sommet, surtout quand on aime inventer ce qui n'existe pas? Normand Latourelle n'a pas encore la réponse. Il ne devrait pas tarder à la trouver.

PHOTO ANDRÉ PICHETTE, LA PRESSE