Son oeuvre gigantesque The Dinner Party, qui a fait sa renommée internationale, était venue à Montréal en 1982, au Musée d'art contemporain. Mais pas elle. Cette fois-ci, à l'invitation de Pierre Wilson, l'âme infatigable du Musée des maîtres et artisans du Québec (MMAQ), Judy Chicago vient vernir l'exposition Chicago in Glass -Chicago en verre, avec sa pièce maîtresse Rainbow Shabbat.

Il est des gens qui osent et font mouche. Judy Chicago est de ceux-là, elle qui n'a jamais cherché à plaire, mais a consacré sa vie à donner un sens à son art. Pierre Wilson est de la même eau: il a osé demander à Judy Chicago de venir à Montréal, requête qu'elle a agréée sans hésiter.

De son vrai nom Judy Cohen, Judy Chicago est un phénomène dans l'art contemporain américain. Elle a acquis une notoriété internationale avec The Dinner Party, son oeuvre la plus connue et qui colle le mieux à la facette féministe de sa personnalité.

Réalisé de 1974 à 1979, The Dinner Party, devenu propriété du Brooklyn Museum de New York, est une oeuvre triangulaire peinte, en céramique, porcelaine et tissu représentant un immense banquet avec trois pans de table et des assiettes et couverts pour 39 convives, toutes des femmes célèbres depuis l'Antiquité. L'Amérique conservatrice a été choquée par les représentations symboliques de ces femmes, par le truchement notamment de vulves prenant différentes formes florales.

Visité par 75 000 personnes à Montréal en 1982, cet éloge aux femmes oubliées par «l'Histoire des hommes» a mis Mme Chicago sur la mappe. The Dinner Party a été vu par un million de personnes, mais le milieu artistique new-yorkais a réagi de façon très hostile, mettant dans les roues de l'artiste tous les bâtons qu'il a pu trouver.

«J'ai tout perdu à cause de The Dinner Party, dit-elle en entretien téléphonique depuis son studio du Nouveau-Mexique. J'ai eu beaucoup de succès à l'extérieur des États-Unis mais dans les faits, j'ai perdu mon studio et mon équipe, ruiné mon mariage et croulé sous les dettes. J'ai alors habité dans le plus petit appartement et travaillé dans le plus petit studio depuis l'âge de 21 ans. Et d'un autre côté, des gens m'écrivaient pour me dire que le Dinner avait sauvé leur vie...»

Message de paix

Après The Dinner Party, Judy Chicago persiste et signe dans sa volonté de lier art et contenu. Elle peint, sculpte, dessine, touche à plusieurs formes d'art. Sa période 1985-1993, marquée par son mariage avec le photographe Donald Woodman, sonne son retour vers des créations marquantes.

Elle crée avec lui une oeuvre «noire et difficile» sur le sens de l'Holocauste: From Darkness Into Light, de laquelle sortira un vitrail, Rainbow Shabbat, sorte d'appel à une paix des communautés et des religions, «une vision positive pour le futur», dit Judy Chicago, qui estime que le verre se prêtait bien pour transmettre ce message. Car «light is life», dit-elle.

Rainbow Shabbat, installé dans le choeur de la chapelle du MMAQ jusqu'au 9 janvier, exprime l'espoir, même si Judy Chicago fait remarquer que la volonté universelle de tout faire pour ne pas oublier et pour ne pas répéter le génocide juif des années 40 n'a pas suffi.

«Quand on regarde le monde autour de nous, le génocide n'est pas une chose du passé. L'impossible est devenu possible. Avec Rainbow Shabbat, nous avons voulu suggérer que l'Holocauste n'était pas une aberration, qu'il est né d'une structure d'oppression et d'injustice sur la planète. Nous voulons proposer une autre sorte de monde, fait de justice et de partage quels que soient les cultures, les races, les genres, les espèces, les ethnies et la géographie. Peut-être n'atteindra-t-on jamais une telle vision, mais il nous semble que c'est un but vers lequel on devrait tendre.»

Disant vouloir en permanence «honorer l'Histoire», Judy Chicago veut participer à ce qu'elle appelle «la guérison du monde», selon le principe juif de tiqqun'olam. «On peut dire que c'est la véritable définition de ce que signifie être juif, dit-elle. Nous étions des esclaves en Égypte. Nous sommes devenus libres et donc il nous appartient de travailler pour la liberté de tous et donc pour la guérison et la réparation du monde.»

Aimerait-elle exposer Rainbow Shabbat en Israël? «J'aimerais beaucoup, mais je n'ai jamais été invitée à exposer en Israël», répond-elle.

La main et l'expression

Judy Chicago s'est lancée dans la création en verre en 1993. «J'ai trouvé dans le verre un médium fascinant pour explorer les différents aspects de la condition humaine», dit-elle. Elle expose à Montréal 15 sculptures en verre, dont une série de mains.

«Durant toute ma carrière, j'ai toujours été intéressée par ce qu'on peut faire avec une main: coudre, peindre, tisser. La main est une métaphore de l'expression. Un geste peut avoir tout un spectre de significations. Le verre, avec sa fragilité, sa transparence, m'amène vers ce que je veux exprimer à ce stade de ma carrière, soit ce qui nous rend humains. Avec une main, on peut offrir quelque chose ou tenir une arme.»

La venue de Judy Chicago au MMAQ est le meilleur coup qu'ait fait Pierre Wilson pour son musée. Elle est de plus très appropriée quand on considère le travail similaire d'action sociale et interculturelle du MMAQ et de l'artiste américaine.

«Judy Chicago est contente de venir car ses oeuvres sont aussi des messages sur lesquels elle travaille, notamment avec des équipes d'artisans, dit Pierre Wilson. En art contemporain, les oeuvres à message, on n'en a pas beaucoup car on cherche plus le degré de liberté ou la faille dans tout ce qui a été fait.»

Jeudi, de 18h à 20h, Judy Chicago participera au musée à «une rencontre dialogique» à bâtons rompus avec le Dr Norman Cornett, ex-professeur d'études religieuses à McGill. «Un événement à ne pas manquer», ajoute Pierre Wilson.

Chicago in glass -Chicago en verre, au Musée des maîtres et artisans du Québec (615, avenue Sainte-Croix, Saint-Laurent), du 22 septembre 2010 au 9 janvier 2011, du mercredi au dimanche, de 12h à 17h.