Dominic Champagne n'a pas encore vu le film Avatar quand nous nous rencontrons au resto du Musée d'art contemporain, mais il en a entendu parler. «J'entends beaucoup que c'est une fable écologiste simpliste. Qu'est-ce qu'ils vont dire de mon spectacle?» demande en riant le maître d'oeuvre de Paradis perdu.

Dominic Champagne insiste: Paradis perdu est aussi une fable écologiste toute simple. «Je raconte l'histoire de la Genèse, de Dieu qui crée un jardin, qui met l'homme et la femme dedans et leur dit de ne pas toucher à la pomme. Ils prennent la pomme et sont chassés du paradis. C'est une histoire qu'on connaît, sans rebondissement, sans intrigue. Mais c'est un coup de coeur, d'émotion.»

Ce que le concepteur, auteur et metteur en scène de Paradis perdu ne dit pas, c'est que son spectacle est un trip un peu fou, à la fois poétique et techniquement novateur, monté à bout de bras par des créateurs passionnés. Une oeuvre qui défie toutes les lois du spectacle et dans laquelle aucun producteur sain d'esprit n'aurait osé investir, mais qui s'est construite sur une période de trois ans avec l'aide de généreux partenaires séduits par l'audace du projet.

Le 18 décembre, lors de notre dernière rencontre au studio de Saint-Hubert où le spectacle a pris forme, Champagne et le biologiste et cinéaste Jean Lemire, avec qui il a eu l'idée de créer Paradis perdu, avaient l'air un peu nerveux. On avait beaucoup insisté dans les médias sur le propos écologique de Paradis perdu, l'histoire du dernier homme sur Terre qui, confronté à sa propre mort, rêve de faire renaître la nature. S'il fallait que le public s'imagine qu'on le convie à une conférence écolo, un brin moralisatrice?

Lemire avait pourtant été clair lors de notre toute première rencontre, en septembre dernier: «On peut vouloir parler de la cause environnementale, mais comment l'amener? C'est un peu usé. Je suis un peu coupable parce que j'en ai parlé beaucoup, ça coule maintenant sur le dos des gens.»

Champagne renchérit: «On fait le pari de monter un spectacle populaire avec un sujet qui peut n'être pas très populaire. L'environnement est un sujet à la mode, mais le monde veut entendre parler d'autre chose le jeudi soir quand il sort. On veut changer le monde, mais on veut faire un bon spectacle. Paradis perdu n'est pas une thèse de militant; je veux que Steven Guilbault soit bouleversé et que Stephen Harper le soit aussi. Je veux toucher. Les spectateurs vont vivre une expérience au-delà des mots et des images: le parcours très simple, très humain, d'un soldat qui lâche la guerre, le combat, l'action, la production, le contrôle, et qui va se laisser aller à la splendeur des choses. Mais il va à cette rencontre habité par le soldat qu'il est, toujours en lutte contre lui-même.»

Le poème d'abord

Paradis perdu est un vrai spectacle au carrefour du théâtre, de la performance, de la musique, signée Daniel Bélanger, et de projections vidéo multiples qui innovent en créant pour la scène un effet de relief s'apparentant à la 3D. Une trouvaille qui a incité la boîte québécoise Hybride Technologies, qui a contribué au succès d'Avatar, à donner un coup de pouce à Champagne et son concepteur vidéo Olivier Goulet.

Au fil des répétitions, j'ai vu cet univers prendre forme, de la grisaille apocalyptique du premier acte à la végétation luxuriante dans laquelle renaîtra le jardinier. Mais ce n'est qu'à ma dernière visite au Théâtre Maisonneuve que j'ai pu vraiment apprécier l'effet des projections sur le plancher incliné qui se mouvait au même rythme que le décor tout autour. Impressionnant!

Champagne ne voulait surtout pas que son long poème, dit sur scène par Pierre Lebeau, le seul comédien parlant du spectacle, soit noyé dans les effets visuels. L'essentiel pour lui, c'était que son histoire soit racontée, que son poème soit entendu et compris. Il a vite été rassuré. Avant les premières répétitions, Lebeau a lu son texte aux deux enfants qui joueront en alternance dans le spectacle. «La réaction des enfants m'a comblé de bonheur, m'a confirmé qu'il fallait que le poème soit en avant», dit Champagne.

«Ils n'ont pas senti qu'on voulait leur bourrer le crâne, corrobore Lebeau. À la fin de la lecture, ils avaient des questions d'enfants de cet âge-là: pourquoi c'est comme ça? Qu'est-ce qu'on a fait pour en arriver là? Qu'est-ce qu'on peut faire pour changer ça? Moi-même, la première fois que j'ai lu le texte de Dominic, j'ai noté que c'était un des plus beaux cadeaux artistiques qu'on m'ait faits depuis des années.»

Une grosse responsabilité

Quand il parle de son équipe, Champagne s'anime: Daniel Bélanger, le compositeur prolifique dont la souplesse l'a beaucoup aidé; Olivier Goulet, le jeune bolé de sciences pures devenu un petit génie de la vidéo; Michel Crête, l'as scénographe et ami qui trouve toujours une solution à des problèmes en apparence insolubles; Pierre Lebeau, le vieux complice à la joie contagieuse; Rodrigue Proteau, le gars humble, vrai et intègre qui le remercie trois fois par semaine de lui avoir fait ce cadeau. «Ça, c'est mon salaire!» dit Champagne.

La vente des billets de Paradis perdu va bon train. Au mieux, Champagne et Lemire feront leurs frais. Le bruit court qu'ils tiennent un spectacle pas comme les autres et des producteurs curieux devraient se pointer au Théâtre Maisonneuve. Avec un peu de chance, peut-être le spectacle séduira-t-il un producteur de San Francisco ou encore de Toronto qui pourrait le présenter tel quel en substituant au conteur Lebeau un Colm Feore, par exemple.

Champagne n'est pas peu fier de dire que le soir de la première représentation de Paradis perdu, son équipe aura fait un film, une trame sonore et un spectacle formant un ensemble cohérent. Il aurait aimé lancer en même temps le disque de la musique de Daniel Bélanger, mais ça n'a pas été possible. Une question d'argent et de timing.

Quand il a fait la connaissance de Jean Lemire en janvier 2007, Dominic Champagne était un peu mêlé. Après l'expérience exaltante de Love, le spectacle du Cirque du Soleil inspiré des Beatles, il a refusé un autre méga-projet, par instinct, sans trop savoir ce qui l'attendait. Puis il s'en est allé planter des arbres pour mieux marquer sa rupture avec la Babylone moderne qu'est Las Vegas. Quand, peu après, il a failli mourir sur la table d'opération à la suite d'une dépression respiratoire, il a senti combien la vie ne tenait qu'à un fil. En croisant Lemire au Gala Excellence de La Presse, il a vite su à quoi il allait consacrer les prochaines années de sa vie.

«C'est une grosse responsabilité d'embarquer toute cette gang-là, d'investir toute cette énergie-là pour un petit poème», dit Champagne. Chaque fois qu'il a douté de la pertinence de Paradis perdu, il s'est motivé en pensant au film qui a changé sa vie: L'homme qui plantait des arbres, de Frédéric Back, qui avait passé quatre ou cinq ans sur sa planche à dessin en se disant que ça valait la peine.

«Quoi qu'il advienne de ce spectacle-là, qu'il soit porté par une vague ou pas, je suis très heureux de l'avoir fait, affirme Champagne. Tu peux te perdre dans une aventure comme ça et ne pas faire le bon spectacle. Malgré tout, j'ai fait celui que je voulais faire.»

Paradis perdu, au Théâtre Maisonneuve de la Place des Arts à compter du 26 janvier.