Présentée sur neuf heures et jouée en quatre langues, la dernière mouture de la pièce Lipsynch de Robert Lepage est une véritable odyssée théâtrale qui se regarde comme une série télé. Notre collaborateur raconte, d'heure en heure, le spectacle.

12 h 52

Tourne à droite, tourne à gauche, monte les marches, descend les marches: le marathon théâtral commence par un sprint pour trouver son chemin dans le labyrinthe qu'est le complexe culturel du Barbican à Londres.

Les spectateurs poussent un soupir de soulagement. Le siège sur lequel ils seront vissés au cours des neuf prochaines heures - moins quatre entractes et une pause repas - est délicieusement confortable. Bien que Lipsynch ait déjà été jouée à Montréal, c'est la première fois que la version longue est présentée.

Coup d'oeil au programme: la pièce est divisée en neuf actes racontant les histoires entremêlées de neuf personnages pour la plupart éparpillés entre le Québec, le Nicaragua, l'Angleterre et l'Allemagne. Pour unifier ce capharnaüm d'histoires, Robert Lepage a choisi le thème de la voix humaine.

Est-ce que cela prend vraiment neuf heures pour couvrir ce sujet? «C'est la question que nous nous sommes aussi posés, admet en riant le comédien canadien Rick Miller. Mais Robert nous a demandé de lui faire confiance.»

13 h

Comme il se doit pour une pièce sur la voix humaine, Lipsynch s'ouvre sur un air d'opéra de Góreki, suivi d'un cri de bébé. Sa mère, une prostituée nicaraguayenne, vient de rendre l'âme à bord d'un vol entre Francfort et Montréal.

Ada (Rebecca Blankeship), la chanteuse d'opéra qui fait la découverte macabre, adopte le petit Jeremy et s'installe avec lui à Londres. Première surprise? Les décors se modifient au gré des scènes sans que le rideau ne s'abaisse. Les techniciens vont et viennent. En quelques secondes, un avion se transforme en chambre d'hôtel avec une inventivité toute «lepagienne».

Deuxième constat: le temps file à vive allure. Jeremy (Rick Miller) a déjà 18 ans à la fin du 1er acte lorsqu'il s'envole vers les États-Unis.

14 h 15

Après une courte pause, l'histoire de Thomas (Hans Piesbergen), neurochirurgien et beau-père adoptif de Jeremy, commence. Lepage en profite pour évoquer un de ses dadas favoris: la science. En quelques minutes, Lipsynch présente un cours en accéléré sur l'aphasie, une analyse de la fresque La création de l'homme et une opération au cerveau.

Après la neurochirurgie, on plonge dans l'univers de la prostitution avec le personnage de Sarah (Sarah Kemp). Le fil conducteur entre ses thèmes? La voix, souvent synonyme d'identité.

16 h 15

Jeremy devenu réalisateur tourne son premier long métrage. Le sujet? Sa mère qu'il n'a jamais connue. Ses acteurs parlent tous des langues différentes, ce qui donne lieu à des cacophonies quadrilingues absolument hilarantes. Quelques scènes de ménage et de «cocufiage» plus tard, Lipsynch se transforme en vaudeville échevelé.

17 h

Nouvelle pause. Le temps de constater que quatre heures se sont déjà écoulées, on retourne dans la salle en ayant un peu l'impression de placer un nouveau DVD dans le lecteur.

Les comédiens, eux, n'ont guère le temps de se reposer. Admirables, ils ne cessent de se changer, tenant des rôles de soutien quand ils ne sont pas au coeur de l'action. "Cela se fait très bien, mais on est content quand cela se termine", reconnaît Rick Miller.

19 h 30

Est-ce que Lepage craignait que le public ne s'assoupisse après la pause repas? Le septième acte se résume à une grosse farce: un cadavre qui pète dans son cercueil. Pas drôle.

Heureusement, les deux derniers actes rappellent pourquoi Lepage connaît une fructueuse carrière. Les voix intérieures et la poésie de Claude Gauvreau y sont adroitement évoquées, tandis que Jeremy découvre le dramatique passé de sa mère (Nuria Garcia) dans une finale à la beauté tragique.

21 h 45

Oubliant le cadavre pétomane, le public applaudit à tout rompre et offre une ovation. À moins qu'il n'ait été simplement assis trop longtemps?

Des critiques mitigées

Forcer les critiques londoniens à s'asseoir pendant neuf heures, c'est prêter le flanc à... la critique. En neuf heures, il est facile de multiplier les faux pas. Et les critiques se sont entendus pour en trouver dans Lipsynch. Tous ont pourtant également été séduits par les moments magiques qui ponctuent ce marathon théâtral. «Il y a des passages d'une grande beauté, d'autres qui m'ont ému aux larmes. Mais il ne fait aucun doute que la pièce qui débute dans un avion, s'apparente souvent à un punitif vol long-courrier», a soutenu Charles Spencer dans le Daily Telegraph. Du Guardian au Times, la plupart des scribes auraient bien sabré deux ou trois actes et troqué quelques trouvailles visuelles contre plus de profondeur. Faisant bande à part, le journaliste du quotidien The Independent n'a que des éloges. À ces yeux, Lipsynch est une pièce «stupéfiante, à couper le souffle, hilarante et d'une beauté sans mot».