Peu de noms évoquent la grande cuisine française comme celui de Paul Bocuse. Ses plats emblématiques - la soupe aux truffes V.G.E., les quenelles en sauce nantua, le bar en croûte, etc. -(ré)apparaissent tranquillement sur les tables de chez nous, dans des restaurants comme Les Fillettes, Joe Beef, Chez Sophie. Les classiques ne meurent jamais.

En 2009, La Presse a publié un dossier intitulé «La cuisine française dépassée?» dans la foulée de la sortie d'un film sur Julia Child et du livre Au Revoir to All That - Food, Wine and the End of France

Les restaurants de cuisine française classiques fermaient les uns après les autres: Le Passe-Partout, La Rapière, Les Chenêts, Guy et Dodo. Huit ans plus tard, on voit apparaître de nouvelles tables françaises un peu partout à l'extérieur de l'Hexagone, comme Le Coucou et Rebelle (New York), La Banane (Toronto) Foiegwa (Montréal), etc. Plus que jamais, Joe Beef nous épate avec ses soupes à la truffe, sa truite farcie à la quenelle, ses écrevisses.

«On revient beaucoup aux bases, confirme Laurent Godbout, seul chef québécois à avoir participé au Bocuse d'Or, cette grande olympiade de la gastronomie. Malheureusement, tous les cuisiniers ne sont pas outillés pour bien exécuter les grands classiques.» Le chef de L'Épicier (à Montréal et à Palm Beach) se rappelle un épisode de l'émission Les Chefs! où les apprentis devaient préparer la fameuse soupe aux truffes V.G.E. «Il n'y en avait pas deux qui goûtaient pareil!» Rigueur, technique, méthodologie et constance sont les mots d'ordre lorsqu'on se mesure à la grande cuisine française.

Toujours adulé

Malgré ce retour aux sources manifeste, on s'attendait à ce que quelques chefs québécois interrogés tiennent des propos un peu blasés au sujet du grand homme. Mais non, à 91 années bien sonnées, monsieur Paul fait toujours l'unanimité chez ses camarades d'outre-mer. Et pour cause!

L'homme nommé cuisinier du siècle par Gault et Millau, puis «chef du siècle» par le Culinary Institute of America, a sans doute été le premier chef-vedette de l'ère moderne. Si les cuistots sont sortis de leur cuisine et devenus des personnalités publiques adulées, c'est grâce à lui (ou par sa faute, diront ceux qui préfèrent rester dans l'ombre!). S'ils se sont libérés des carcans d'une cuisine ultraclassique, c'est aussi en partie parce que le père de la Nouvelle Cuisine s'est permis d'expérimenter aux fourneaux. S'ils ont compris l'importance de la fraîcheur et de la qualité du produit, c'est encore parce que l'élève du grand Fernand Point - son père spirituel - a su développer un réseau de fournisseurs hors pair.

Le chef polygame

Exemplaire dans sa manière de faire rayonner la cuisine française partout dans le monde, monsieur Paul, l'homme, a été tout un personnage. Il avait, par exemple, choqué nombre d'admirateurs et d'admiratrices en 2005 en révélant des détails de sa vie intime, à la veille de la publication de sa biographie, Paul Bocuse - le feu sacré. Le monde entier avait alors su que sa vie était partagée entre trois femmes, Raymonde, Raymone et Patricia. «Bocuse a beaucoup trop d'années pour une seule femme», écrivait LCI.fr. «Monsieur croque-madames», titrait Libération. Et «Il y en a une pour le déjeuner, une pour le thé et une pour le dîner», rappelait Le Parisien, en 2007. Autres temps, autres moeurs, dira-t-on.

Mais là où le nonagénaire est tout à fait d'actualité, c'est avec son tatouage de coq gaulois sur l'épaule gauche. L'histoire veut que le volatile ait été immortalisé par les Américains dans sa peau de soldat, en 1944. Dans une des plus frappantes photos du chef, on le voit, déjà d'un âge avancé, dévoiler fièrement son épaule tatouée, tel un mauvais garçon.

L'Auberge du Pont de Collonges

Marc-Olivier Frappier, jeune chef (non tatoué) des restaurants Joe Beef et Vin papillon, est allé deux fois à la fameuse Auberge du Pont de Collonges, table phare de Bocuse, tout juste au nord de Lyon. Dans cette maison aujourd'hui fort colorée, monsieur Paul a passé sa jeunesse, avec ses parents et ses grands-parents qui étaient également dans la restauration.

«La première fois que je suis allé chez Bocuse, je savais exactement ce que je voulais manger, raconte Marc-Olivier Frappier. C'est la beauté de ce restaurant. Le menu n'a jamais changé. J'ai pris la soupe aux truffes, les quenelles et le pigeon. Bocuse était venu s'asseoir avec moi. Je devais avoir 22 ans et j'étais seul. Il m'a donc tenu compagnie pendant que je mangeais, tout en continuant de jaser avec les habitués qui étaient là. Il y a des gens, sans doute de l'aristocratie lyonnaise, qui mangent chez Bocuse toutes les semaines. Pour moi, c'était vraiment une expérience exceptionnelle.» 

«Oui, il y a une partie du restaurant qui ressemble un peu à Walt Disney, mais je continue de respecter la cuisine qu'il fait», explique Marc-Olivier Frappier, chef des restaurants Joe Beef et Vin papillon.

David Willard, sous-chef des Fillettes, a récemment préparé le loup de mer en croûte, dans la cuisine du restaurant de l'avenue Van Horne. La photo a même récolté un «Bravo!» du compte Facebook de Paul Bocuse. «Je dois avouer que j'ai presque versé une larme quand j'ai vu ça», nous racontait le cuisinier, la semaine dernière.

Les grands classiques de Bocuse n'ont pas tous leur place sur les menus du Québec, et encore moins dans les restaurants qui tentent de pratiquer des prix raisonnables. «J'ai voulu faire la soupe aux truffes, mais en regardant le prix des ingrédients, j'ai réalisé que la soupe, il faudrait qu'on la vende au moins 50 $», regrette David Willard. À Collonges, la soupe V.G.E. est facturée 85 euros. Le restaurant s'en tient donc aux rougets en écailles de pommes de terre, à la blanquette et autres options plus abordables!

Du reste, ceux et celles qui ont eu la chance de prendre un repas à la fameuse auberge vous diront qu'ils n'ont jamais ingéré autant de beurre et de crème. «J'ai mangé chez lui encore cette année, raconte Normand Laprise. Ce n'est pas la cuisine que je ferais demain matin au Toqué!, mais je suis néanmoins dans sa lignée. Bocuse a su passer à travers les modes. Il est resté constant et rigoureux. Il a fait évoluer beaucoup de grands chefs», rappelle celui qui est un des 12 membres fondateurs de l'International Chef Advisory Board de l'Institut Paul-Bocuse, responsable depuis 2015 de perpétuer l'esprit du grand chef.

L'empire

Paul Bocuse est également le modèle de ces grands empires de la restauration qui sont de plus en plus nombreux, comme ceux des Ducasse, Boulud et Europea de ce monde. Le groupe Bocuse compte aujourd'hui un restaurant gastronomique, triple étoilé depuis 1965, une dizaine de brasseries, une chaîne de restauration rapide (L'Ouest Express), un institut, un hôtel et une dizaine d'adresses au Japon. Ses administrateurs ont étiré la sauce, peut-être, mais n'était-ce pas monsieur Paul qui avait dit que le chef dont le restaurant est toujours plein est celui qui a raison?

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Le festival Montréal en lumière, présenté du 23 février au 11 mars, met Lyon et sa gastronomie en vedette cette année. Plusieurs restaurants en profitent pour rendre hommage à la cuisine de Paul Bocuse.

Photo fournie par Normand Laprise

Paul Bocuse et Normand Laprise