L’histoire de l’art est tissée de scandales, de tumultes et de désordre. Tout cela a régné le 29 mai 1913 au sein du théâtre des Champs-Élysées lors de la création du Sacre du printemps, d’Igor Stravinsky. Cent-dix ans après l’éruption du « volcan », cette œuvre continue de nourrir un mythe fascinant.

Je profite de sa présentation cette semaine par l’Orchestre symphonique de Montréal, sous la baguette de Rafael Payare, pour revenir sur son histoire qui me fascine depuis de nombreuses années.

Pour raconter cet évènement, il faut d’abord parler de Serge de Diaghilev, cet imprésario de génie qui a eu une influence considérable sur les arts de la scène au début du XXe siècle. D’abord directeur des Ballets russes du théâtre Mariinsky, il a créé sa propre troupe en s’installant à Monaco en 1911.

Cet homme qu’on craignait autant qu’on admirait agissait en maître absolu auprès d’une cour d’artistes soumis, de comtesses folles et riches, et de jeunes favoris. Diaghilev était fait d’audace et d’acier. Il s’entourait de talents constitués des mêmes matériaux : Michel Fokine, Stravinsky, Debussy, Léon Bakst, Jean Cocteau, Erik Satie et plusieurs autres.

En 1913, Diaghilev compose une saison des Ballets russes pour diverses villes, dont Paris. Il commande à Stravinsky la musique d’un ballet. Le compositeur de L’Oiseau de feu et Petrouchka imagine une trame où il est question de rites païens au cours desquels une vierge vouée au sacrifice danse jusqu’à la mort, sorte de symbole de l’ancienne Russie.

Lorsqu’il entend l’œuvre pour la première fois exécutée au piano par Stravinsky, Diaghilev n’est guère impressionné.

Durant un passage en particulier, il demande au compositeur : « Combien de temps ça va durer ? » Ce dernier lui réplique sèchement : « Le temps qu’il faudra. »

Diaghilev confie au danseur Nijinski la chorégraphie de ce ballet comme il l’avait fait un an plus tôt avec Prélude à l’après-midi d’un faune. Cette idée n’enchante pas Stravinski qui déplore « l’ignorance des notions les plus élémentaires de la musique » de la part du danseur qui échafaude une chorégraphie exigeante et complexe.

« Présomptueux, capricieux et intraitable », Nijinski fait damner Stravinsky et toute la troupe pendant des mois. Selon des documents, le tâtonnant chorégraphe aurait exigé 120 répétitions.

Le soir de la première, une certaine fébrilité règne dans les coulisses, mais sans plus. Après tout, la générale tenue la veille s’est bien déroulée avec un public composé de nombreux peintres, gens de lettres et musiciens, dont Ravel et Debussy (certaines sources affirment qu’ils étaient plutôt présents à la première).

Mais le soir du 29, c’est le gratin parisien qui accourt. Il faut savoir que cette soirée marque l’inauguration du théâtre des Champs-Élysées. Jean Cocteau, présent à la première, prétend d’ailleurs que « ce public mondain harnaché de perles, d’aigrettes et de plumes d’autruche » jumelé à « une œuvre de force et de jeunesse » est à la source de la mauvaise réception de l’œuvre.

La salle plongée dans le noir, le chef Pierre Monteux monte au pupitre. Stravinsky, lui, est dans la salle. Sitôt les premières mesures, à la vue des costumes étranges et des danseurs qui appuient leur joue dans une main, un spectateur lance à voix haute : « Un docteur, s’il vous plaît ! » Des rires fusent. Puis un autre spectateur ajoute : « Non, plutôt un dentiste ! » C’est la débandade !

Quand surgissent les premières dissonances et les rythmes chaotiques marqués par les désormais célèbres coups d’archets du Sacre, le chaos se répand dans toute la salle. Des spectateurs sifflent, certains se lèvent et quittent leur siège.

Dans le but de calmer le public, Diaghilev fait monter et descendre l’éclairage du théâtre. Cela met de l’huile sur le feu.

Stravinsky rejoint Nijinski en coulisses. Ce dernier est debout sur une chaise et hurle les mesures aux danseurs : « Je devais tenir Nijinski par son vêtement. Car il rageait, prêt à tout moment à bondir sur la scène pour faire un esclandre », raconte Stravinsky dans ses Chroniques.

Tout aussi observateur et mauvaise langue que son ami Marcel Proust, Jean Cocteau raconte : « Debout dans sa loge, son diadème de travers, la vieille comtesse de Pourtalès brandissait son éventail et criait toute rouge : “C’est la première fois depuis soixante ans qu’on se moque de moi.” »

Misia Sert, grande amie et mécène de l’imprésario, assiste à cette « bataille », divisée entre trouble et fierté. « Les hurlements d’enthousiasme, entrecoupés de sifflets à roulettes et de cris stridents, arrivèrent à créer un tel tumulte qu’Astruc (Gabriel Astruc était le directeur du théâtre des Champs-Élysées) dut se lever pour haranguer les spectateurs et rétablir un semblant d’ordre. »

Pris d’une crise de typhus, Stravinsky n’est pas allé à Londres entendre son Sacre. Diaghilev s’empressa ensuite de retirer le spectacle du répertoire des Ballets russes au motif qu’elle « ne rencontrait pas la faveur du public ».

Un an plus tard, Pierre Monteux dirigea Le sacre du printemps en version concert. La salle fit un triomphe à Stravinsky par d’interminables ovations. L’œuvre conspuée entra dans le cénacle. Tout le mystère et la sublimité de l’art sont là.

Grandiose, violent, sauvage et bouleversant, Le sacre du printemps est tout cela. Depuis sa création, on ne cesse de s’interroger sur le rôle qu’il a joué dans la modernité. Cette œuvre, certes révolutionnaire, a-t-elle bénéficié aussi d’une mythologie comme seul l’art est capable d’en fabriquer ? Pour le savoir, il faudrait pouvoir retourner dans le temps et vivre ce qui s’est passé le 29 mai 1913 au théâtre des Champs-Élysées.

Alors, à la fameuse question « Quel moment de l’Histoire aimeriez-vous vivre ? », que pensez-vous que je répondrais ?

Le sacre du printemps, avec l’OSM sous la direction de Rafael Payare, les 12, 13 et 14 septembre, Maison symphonique

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