« Vivre, c’est conjuguer sans arrêt tous les âges de la vie en soi-même », selon le sociologue Edgar Morin. Pour cette série d’été, La Presse a demandé à de jeunes artistes avec quelle personnalité d’une autre génération ils aimeraient discuter. De leurs expériences de travail, des secrets pour durer, des pièges à éviter… Et ce, pour créer un pont entre les générations. Aujourd’hui, Catherine Chabot rencontre Micheline Lanctôt.

Très active dans le milieu du cinéma depuis près de 50 ans, devant et derrière la caméra, Micheline Lanctôt a écrit et réalisé une quinzaine de films. Elle est connue pour son franc-parler et sa détermination. À la veille du tournage de son premier long métrage, Lignes de fuite, l’actrice et autrice Catherine Chabot a voulu rencontrer la comédienne d’Unité 9, parce qu’elle apprécie sa franchise, sa liberté… et sa « grande gueule ».

La Presse : Micheline Lanctôt, vous avez toujours été attirée par des métiers où l’on trouve peu de femmes. Adolescente, vous vouliez devenir chef d’orchestre. Vous avez été dessinatrice de films d’animation en 1970, puis réalisatrice. Pourquoi ces métiers traditionnellement masculins ?

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Micheline Lanctôt

Micheline Lanctôt : Parce que les métiers des gars m’ont toujours semblé plus l’fun que ceux des filles ! Même toute petite, quand je jouais aux cowboys avec des garçons, c’est moi qui avais le plus de pistolets autour de la taille [rires]. Aujourd’hui, j’ai 74 ans, je conduis un bulldozer et je manie la scie à chaîne. Je ne suis pas féministe ou militante. Je fais ce que j’aime. Tout simplement.

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Catherine Chabot

Catherine Chabot : Moi aussi, j’ai toujours été one of the boys, comme on dit. (Je n’aime pas cette expression qui a une connotation sexiste.) Mon père m’a élevée en me répétant que je ne devais jamais dépendre d’un homme pour gagner ma vie. Il me voyait à Wall Street avec une mallette ! C’est pernicieux, par contre, car plus jeune, j’avais comme un petit mépris pour les trucs « de filles ». J’avais internalisé une forme de machisme.

M. L. : Heureusement, le milieu du cinéma évolue. Sur les plateaux, il y a de plus en plus de filles électriciennes, « gaffers », etc. Et elles sont très féminines.

C. C. : Tant mieux si le milieu du cinéma tend vers une meilleure parité entre les hommes et les femmes. Car il semble y avoir encore beaucoup de biais pour les projets déposés par des femmes… Trouvez-vous le milieu équitable ?

M. L. : Je comprends l’idée de parité, mais je suis contre les quotas. Je l’ai toujours été. Je ne veux pas me faire choisir si mon scénario est mauvais parce que je suis une femme. Je trouve ça insultant ! Je suis un artiste, point barre. Déjà en 1980, l’ONF [Office national du film du Canada] avait lancé un programme pour avoir 16 % de femmes réalisatrices…

C. C. : Juste 16 % !

M. L. : Oui. Une productrice m’a alors appelée pour savoir si j’avais un projet à lui soumettre… parce qu’elle devait remplir son quota ! Elle n’était pas intéressée par mon scénario, mais par mon genre, mon sexe !

C. C. : Oui, vu sous cet angle, je comprends que ça peut être humiliant. Mais il y a aussi un biais dans la lecture des scénarios par les organismes culturels.

M. L. : Tu ne pourras jamais l’enlever. Les femmes n’écrivent pas comme les gars. Et les fonctionnaires sont en majorité des hommes. Qui plus est, personne ici ne sait lire les scénarios. Ils lisent tous les projets selon une grille hollywoodienne. Je reçois les mêmes commentaires aujourd’hui, presque mot pour mot, que ceux que je recevais en 1978.

La Presse : Mais Micheline, de plus en plus de jeunes femmes de talent sont cinéastes au Québec. Et leurs films sont primés. Catherine coréalise cet été, avec Miryam Bouchard, son premier long métrage, adapté de sa pièce à succès Lignes de fuite. Un changement est en cours, non ?

M. L. : Je ne crois pas que ça soit plus facile pour les jeunes créatrices de nos jours. Le métier est très exigeant. La pression est très forte. Toutefois, c’est vrai qu’il y a des combats que vous n’avez plus à faire…

C. C. : Parce que des femmes comme Micheline ont défoncé des murs pour nous ouvrir les portes ! Je voulais aussi aborder la conciliation travail-famille. J’ai une petite fille de 5 mois et je dois gérer la maternité avec le tournage du film. Est-ce que ç’a été difficile d’élever vos deux enfants en faisant votre métier ?

M. L. : Moi, je n’ai pas vraiment réussi cette conciliation, surtout avec ma fille, qui a souffert de mon absence. J’ai longtemps ressenti de la culpabilité. J’ai fait deux burn-outs. Dans La sauvagerie maternelle, un ouvrage d’une psychanalyste que j’ai lu pour un film, on explique que les femmes modernes gèrent mal la maternité. Au lieu de se fier à leur instinct maternel, elles ont trois étagères de livres pour apprendre la psychologie des enfants. Elles sont bombardées de recettes sur la maternité, et perdent de vue tout ce qui est naturel et sauvage dans la maternité. C’est malsain, cette couche de sentimentalité autour de la maternité.

C. C. : Et il n’y avait pas de garderies à 5 $ ni de congés parentaux à l’époque. Moi, je n’aurais pas pu faire mon film si mon chum, qui travaille dans la construction, n’avait pas eu un congé de paternité jusqu’en décembre. Quand je me lève tôt pour le tournage, il va coucher dans un lit escamotable dans le salon avec notre fille pour que je dorme bien. Or, je me couche avec une boule d’angoisse parce que ma fille n’est pas à côté de moi…

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Micheline Lanctôt en janvier 2020

M. L. : L’avantage de votre génération, c’est la solidarité entre les filles. Dans ma jeunesse, les femmes étaient en compétition entre elles. Vous avez développé un nouveau réseau de soutien. Par exemple, il existe des pages de discussions sur la maternité sur les réseaux sociaux. À 35 ans, j’étais seule avec mes problèmes de mère. Ma famille ne pouvait pas m’aider, mon chum était ailleurs. J’ai longtemps reproché aux féministes de ma génération, des années 60 et 70, d’avoir mis une pression incroyable sur le dos des femmes : You can have it all ! Les femmes de ma génération devaient se surpasser comme mères et épouses, tout en gagnant le « bacon » et en étant cochonnes au lit ! Dans mes cours de cinéma à Concordia, je disais à mes étudiantes, si vous voulez réaliser des films, ne faites pas d’enfants ! Ça les fâchait beaucoup, beaucoup.

La Presse : Dans le cas de Catherine, c’est un peu trop tard [rires]. Quel autre conseil lui donneriez-vous ?

M. L. : Accroche-toi, Catherine ! J’ai écrit un livre, que personne n’a lu, qui s’appelle Lettres à une jeune cinéaste. Je dis qu’il ne faut jamais lâcher. Une réalisatrice doit être comme un pitbull qui s’accroche à une jambe ! Le philosophe Spinoza a écrit que « tout ce qui est beau est difficile autant que rare ». Ça résume assez bien ma vision du métier.

Les propos ont été édités par souci de concision.