Il y a des artistes qui ne changent jamais. Il y en a qui changent, mais lentement, au gré des expériences et des épreuves et puis il y a Pierre Lapointe. En moins de cinq ans, ce petit prince hyperactif est passé de la chanson française classique à la pop frénétique puis à l'extase symphonique. Voilà qu'il mue à nouveau cet été aux FrancoFolies dans un spectacle rock à grand déploiement intitulé Mutantès et placé sous le signe de la mutation. Portrait d'un mystérieux mutant au cerveau bouillonnant.

C'était dans une salle de répétition de l'École nationale ou de l'Espace Go. Pierre Lapointe venait de répéter une des 20 nouvelles chansons qu'il a écrites expressément pour le spectacle Mutantès qui sera présenté trois soirs seulement aux FrancoFolies dans la très chic salle Wilfrid-Pelletier. Autour de lui dans la salle de répétition, il y avait le metteur en scène Claude Poissant, une douzaine de jeunes comédiens, le chorégraphe Frédéric Gravel et une poignée de musiciens. Lapointe a visé le violoniste Guido Del Fabbro, un musicien d'avant-garde et une des stars montantes de la musique contemporaine québécoise et lui a lancé d'un air mi-ironique, mi-inquiet : «Dis moi la vérité, Guido! Trouves-tu ça quétaine?» Le violoniste a écarquillé les yeux d'un air étonné. «Tellement pas. C'est ben trop cool pour être quétaine», a-t-il répondu.

«Il venait de me rassurer et de me libérer d'un gros poids», raconte Pierre Lapointe quelques semaines plus tard avant d'ajouter : «J'ai toujours l'impression que ce que je fais est à la limite d'être kitsch et là avec le décor d'opéra, le choeur grec, les danseurs, même si on n'est pas dans la paillette, je me disais qu'on était border. Mais Guido m'a confirmé que j'étais dans la bonne direction.»

Il est 9 h du matin au deuxième étage vide d'un restaurant du Plateau. L'auteur-compositeur-interprète de 28 ans, né à Alma au Lac-Saint-Jean mais élevé à Gatineau, est debout depuis trois heures. Il a déjà fait un tour sur le plateau de l'émission Salut Bonjour, a donné une ou deux entrevues à la radio, a commandé un gros déjeuner dont il n'a mangé que la moitié et le voilà maintenant assis devant un jus d'orange et une journaliste qui peine à prendre des notes tant il parle vite et d'abondance. Lapointe avoue d'emblée qu'il est pourvu d'un cerveau hyper-actif qui marche à plein régime et qui le fait parfois frôler le trouble obsessif compulsif.

«À un point tel qu'un jour j'ai consulté. La psy m'a appris que j'avais un don assez rare pour l'autohypnose. Ça peut prendre la forme d'une chanson que je vais écouter en boucle 25-30 fois ou d'une note au piano que je vais jouer pendant des heures. Toujours la même note. Ça me relaxe même si je sais que c'est un peu fou.»

Fou est un euphémisme. Car en état de veille comme en état de création, Pierre Lapointe est toujours en effervescence comme un volcan. Il n'est pas reposant. Ni pour lui-même ni pour les autres. Mais c'est la seule chose qu'il ne changera pas car il sait bien que c'est de cette source effervescente et névrotique qu'il tire sa créativité.

Pour le reste, Pierrot lunaire, dandy dada, faux Français fendant, Pierre Lapointe n'a cessé de changer de peau et de personnage pour toutes sortes de bonnes et de mauvaises raisons. Parce qu'il ne tient pas en place. Parce qu'il s'ennuie facilement, mais aussi parce qu'il cherche depuis longtemps à réconcilier deux courants extrêmes qui l'habitent : le courant chaud de la culture pop et celui plus froid de la recherche pointue d'avant-garde. Son rêve est d'ailleurs d'avoir une oeuvre exposée au Musée d'art contemporain la même semaine où il aura un numéro un à la radio.

«Moi, mon premier choc artistique, je l'ai eu à 8 ans à cause de la robe Mondrian de Saint Laurent. Comme ma mère faisait un bac en arts visuels, il y avait plein de livres d'art à la maison. J'avais vu des toiles de Mondrian dans les livres et là tout à coup je vois cette robe de Saint Laurent qui sort Mondrian du musée et dans la même séquence je me rends compte que l'Oréal a repris exactement les mêmes couleurs que Mondrian pour ses shampoings et fixatifs. Je trouvais ça extraordinaire, tous ces liens entre des choses qui en apparence n'en avaient pas.»

Pourtant à 16 ans, c'est vers le théâtre et non les arts visuels que Lapointe choisit de se diriger. Refusé une première fois à Sainte-Thérèse comme à Saint-Hyacinthe, il fera un an en arts visuels avant d'être admis l'année suivante à l'option théâtre de Saint-Hyacinthe. Mais les choses ne se passent pas comme prévu.

«Disons que j'étais un étudiant qui s'emmerdait vite. Je pouvais interrompre une séance d'impro que je trouvais poche et tout bonnement sortir de la classe. Je reprenais les profs sur les analyses de texte. J'étais un rebelle et j'ai été foutu à la porte au bout d'un an. Faut dire que je venais de gagner la finale locale de Cégeps en spectacle. Mes profs trouvaient que j'avais plus d'avenir en chanson. Sauf que moi, dans ma tête, je pensais que j'allais finir mon cours et devenir un acteur de téléroman très connu. J'ai donc quitté l'école avec une certaine frustration. Et c'est cette frustration qui m'a éventuellement amené à Mutantès. Des fois j'ai l'impression que tout ce que j'ai fait depuis quatre ans, c'était dans le but d'arriver à ce show-là.»

Si Lapointe sait pourquoi il avait envie de revenir au théâtre, en revanche il est incapable de définir le spectacle qu'il est en train de créer pour marquer le 20e anniversaire des FrancoFolies. Est-ce du théâtre? De la danse? De l'opéra? Du rock?

«C'est tout cela et son contraire, répond-il, en même temps faut pas trop se prendre la tête, Mutantès, c'est d'abord un show rock avec un gros band, de la grosse musique, façon Karkwa. Je ne raconte pas d'histoire. Je ne joue pas de personnage. Je chante. L'année dernière devant les 100 000 personnes qui sont venue m'entendre avec l'Orchestre Métropolitain, j'ai pris conscience du pouvoir extraordinaire de la musique. Il n'y a pas un politicien qui est capable de rassembler autant de monde dans un même endroit. Alors je veux jouer avec cette émotion-là. Mon premier disque parlait de la mort, mon deuxième de l'amour et là ce qui m'intéresse c'est l'émotion. »

En concevant Mutantès, Lapointe a écouté des chants de prisonniers afro-américains des années 40, puis du Léo Ferré même si de son propre aveu, Ferré n'est pas son « bag ». Il s'est aussi imprégné de la musique de Os Mutantes, un groupe brésilien des années 60 qui mêlait le psychédélisme, la samba et l'avant-garde. Les Os Mutantes, grande source d'inspiration de Beck, ont fondé le tropicalisme, un mouvement de révolte musicale dirigée aussi bien contre les nationalistes culturels que contre les colonisés de la culture de masse américaine dans le but de déconstruire le passé et de faire émerger une musique brésilienne nouvelle.

Est-ce à dire que le Mutantès sera un appel à la révolution ou même un opéra rock politique? Pierre Lapointe nie vigoureusement de la tête. Pas question de faire de la politique. Juste de la musique.

«Ultimement, conclut Pierre Lapointe, je veux trouver la note qui va faire brailler tout le monde en même temps. Je veux aussi qu'en sortant de Mutantès, les gens soient sonnés comme après un accident et qu'ils soient habités par le spectacle pendant plusieurs jours sans comprendre exactement ce qui leur est arrivé.»

Quant à Pierre Lapointe, cela fait longtemps qu'il ne cherche plus à comprendre ce qui lui arrive et qu'il se laisse porter par le mouvement inéluctable du changement. Comme un mutant qui mutine son propre vaisseau. Pour aller voir ailleurs s'il y est.