Des locataires qui seront délogés vivaient dans l’immeuble depuis des décennies.

René*, 68 ans, habite depuis 54 ans son logement de la rue Ontario, dans Hochelaga-Maisonneuve, à Montréal. Il y est arrivé avec ses parents alors qu’il avait 14 ans.

Mais son monde s’est effondré le 30 décembre dernier lorsqu’il a reçu un avis d’éviction de son nouveau propriétaire, qui veut transformer les deux appartements de l’immeuble en Airbnb pour en faire la location à court terme, ce qui est permis par la loi.

« Ça m’a choqué, » raconte le frêle sexagénaire, qui préfère rester anonyme de peur de ne pas pouvoir trouver de nouveau logement. « Après 54 ans au même endroit, ça va être difficile de déménager, surtout à mon âge. C’est démoralisant. »

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, LA PRESSE

Jean-François Raymond

« On est tous déstabilisés. On ne s’attendait pas à ça, » renchérit Jean-François Raymond, qui vit à l’étage au-dessous depuis 22 ans avec sa conjointe et qui a aussi reçu un avis d’éviction.

Les deux locataires sont désespérés. S’ils sont contraints de partir le 1er juillet prochain, ils craignent de ne pas trouver d’autres appartements à prix abordable dans le quartier.

René paie 685 $ par mois pour son logement de six pièces et demie. L’endroit est un peu défraîchi et aurait besoin de rénovations, mais il lui convient en raison du loyer peu élevé.

« Dans le quartier, les logements de même grandeur peuvent se louer 2500 $ par mois », observe Annie Lapalme, organisatrice communautaire pour Entraide logement Hochelaga-Maisonneuve et le Comité BAILS, qui s’occupe précisément de la question des évictions dans le secteur.

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Annie Lapalme, organisatrice communautaire

Depuis à peine deux mois, une trentaine de locataires à risque d’éviction ont demandé de l’aide aux comités logement dans Hochelaga-Maisonneuve, rapporte Mme Lapalme.

Jean-François Raymond conteste son éviction auprès du Tribunal administratif du logement (TAL). Il aimerait notamment obtenir une compensation pour René et lui, pour tenir compte du grand nombre d’années qu’ils ont passé dans leurs logements.

« Avec le développement dans le quartier et les festivals qu’il y a en été, le propriétaire va pouvoir louer ça 2000 $ par semaine », souligne-t-il.

Permis par la loi

Le changement d’affectation d’un logement pour en faire un hébergement touristique est un motif d’éviction permis par la loi québécoise.

« Un propriétaire peut évincer un locataire seulement pour quatre motifs, et un de ces motifs est le changement d’usage d’un logement », explique MSophie Gagnon, directrice générale de Juripop.

Convertir un logement locatif en résidence touristique via la plateforme Airbnb, c’est considéré comme un changement d’usage qui permet d’évincer un locataire.

MSophie Gagnon, directrice générale de Juripop

Le logement, qui avait une vocation résidentielle, devient alors commercial.

Un propriétaire peut aussi évincer un locataire s’il veut subdiviser ou agrandir substantiellement un appartement, ou encore le démolir. Il peut également reprendre un logement pour se loger lui-même ou un membre de sa famille.

Le tronçon de la rue Ontario où se trouve l’immeuble est l’un des secteurs où les Airbnb sont permis dans l’arrondissement de Mercier–Hochelaga-Maisonneuve, qui a réglementé l’hébergement touristique en 2016 pour le restreindre à certaines zones.

« Mais ce n’est pas suffisant que le propriétaire allègue qu’il souhaite faire un Airbnb, note MGagnon. Si le locataire conteste l’avis d’éviction, le propriétaire doit démontrer que son plan est viable et réaliste. »

Le locataire peut essayer de démontrer que c’est un stratagème pour se débarrasser d’un locataire qui ne paie pas cher.

MSophie Gagnon, directrice générale de Juripop

Un des copropriétaires de l’immeuble, Danny Kang, qui a acheté l’endroit le 15 décembre dernier, affirme que le projet de transformation en Airbnb est bel et bien sérieux. « Oui, c’est plate pour les locataires, convient M. Kang. Mais on est dans notre droit. Le zonage municipal permet de faire la location à court terme. »

Il ajoute que son associé et lui ont l’intention de construire d’autres logements sur un terrain vacant qui jouxte l’édifice.

Un pouvoir provincial

Annie Lapalme demande à l’arrondissement de permettre les nouveaux Airbnb dans les secteurs désignés, mais seulement si le projet n’entraîne pas l’éviction de locataires. Par exemple si des locataires partent ou s’il s’agit de nouveaux logements.

« L’arrondissement pourrait changer son règlement assez rapidement », avance Mme Lapalme.

Inutile de demander à Québec, parce que depuis l’arrivée de la CAQ, il n’y a que des reculs en matière d’habitation, alors qu’on est en pleine crise du logement.

Annie Lapalme, organisatrice communautaire pour Entraide logement Hochelaga-Maisonneuve et le Comité BAILS

« C’est une histoire terrible », déplore le maire de Mercier–Hochelaga-Maisonneuve, Pierre Lessard-Blais, au sujet de la situation des deux locataires. Mais l’arrondissement n’a pas le pouvoir d’intervenir, dit-il.

« Si c’était juste de moi, on interdirait la location plus de 30 jours par année sur Airbnb dans l’ensemble du territoire », affirme M. Lessard-Blais. « Mais la loi québécoise ne nous le permet pas. On a seulement le pouvoir de restreindre les secteurs où c’est permis. Notre règlement interdit les Airbnb de 30 jours et plus sur 95 % du territoire. »

La Ville de Montréal a déjà demandé au gouvernement du Québec de réviser la loi pour que le changement de vocation d’un logement pour le transformer en résidence de tourisme ne soit plus un motif d’éviction permis, révèle le maire d’arrondissement.

« Quelqu’un qui loue son logement une semaine pendant ses vacances, ça va. Mais quand c’est plus de 30 jours par année, ça devient une business qui empêche une famille d’avoir accès à un logement dans un quartier résidentiel », alors que Montréal traverse une crise du logement, dénonce-t-il.

Selon le site Inside Airbnb, 92 % des logements annoncés à Montréal ne détiennent pas de permis.

* Le locataire a préféré ne pas divulguer son nom de crainte de subir des représailles.

En savoir plus
  • 13 913
    Nombre d’annonces sur le site Airbnb à Montréal, dont 10 716 pour des appartements complets
  • 794
    Nombre d’annonces sur le site Airbnb dans Mercier–Hochelaga-Maisonneuve, dont 556 pour des logements complets
    Source : Inside airbnb