Ils sont bien mignons, ces enfants philippins tout sourire dans leurs haillons qui n’ont pour jouet qu’une corde et un bâton. Et clic ! Voilà leurs jolis minois sur Facebook et Instagram, accompagnés d’une réflexion clichée sur le bonheur dans la pauvreté. Et si c’était votre enfant pris en photo à votre insu dans un parc de Montréal qui se retrouvait sur les réseaux sociaux d’un Vietnamien… ou en vedette dans son salon ? Réflexion.

Les touristes photographes ne sont pas réputés pour faire dans la dentelle. Les exemples de dérapages liés à la quête du plus beau cliché à partager avec ses abonnés sont nombreux. Ici, des paysages naturels paradisiaques dénaturés par le flux de touristes. Là, des animaux exotiques maltraités au profit d’égoportraits. Si photographier des enfants qui accourent volontairement vers la caméra a l’air bien inoffensif, diffuser leur portrait sur les réseaux sociaux soulève des questionnements éthiques.

« Comment réagiriez-vous si votre enfant était en photo dans le salon d’un Cambodgien ? », titrait le pendant français du magazine Slate, en 2018, dans un article consacré à la question. Pire, comment réagiriez-vous si la photo de votre enfant se retrouvait sur le compte Instagram d’un touriste inconnu, voire sur le site du Guide du Routard parmi les 3195 photos d’enfants diffusées par la « communauté » ?

>>> Lisez l’article de Slate.fr

L’autrice, chroniqueuse et blogueuse voyage Marie-Julie Gagnon effleure la question dans son livre Que reste-t-il de nos voyages ?, paru en octobre dernier. Celle qui parcourt assidûment le monde depuis plus de 20 ans dit avoir changé sa façon de voyager au fil du temps, et cela inclut la façon dont elle utilise son appareil photo.

« Ça vient avec une certaine expérience de voyage et une réflexion plus globale sur pourquoi on voyage, affirme-t-elle. C’est sûr que si je commençais à voyager aujourd’hui, en 2020, alors qu’on parle de ces choses-là, je n’aborderais certainement pas les choses de la même façon. De la même manière que je regrette tellement d’être montée sur un éléphant. » Aujourd’hui, vous ne verrez donc pas sur son compte Instagram de photos d’enfants autres que sa fille, parfois en compagnie de ses cousins sénégalais, qui ne sont la plupart du temps pas reconnaissables.

Consentement et contexte

Robert Bérubé, président fondateur de l’agence de voyages Les Routes du monde, conférencier et grand amateur de photographie, assure toujours sensibiliser ses clients au respect de l’intimité des gens. Nuancé, il croit que la prise de photo est acceptable dans certains contextes. « La photo fait partie de nos souvenirs, souligne-t-il. Une photo, normalement, c’est pour toi-même, c’est pour te rappeler un beau moment dans ta vie. » Il est impératif selon lui d’obtenir le consentement de la personne (et celui du parent dans le cas des mineurs) et de préciser l’utilisation qu’on compte faire de la photo. Dans ses brochures et sur les réseaux sociaux, Les Routes du monde utilise souvent des photos d’enfants. Robert Bérubé assure que le consentement est toujours demandé, chose que font aussi généralement les photographes professionnels.

Il ajoute : « Quand vous arrivez quelque part, au lieu de sortir votre caméra, est-ce possible de faire connaissance avec eux ? De visiter leur maison, de les complimenter, de façon honnête, de prendre un bon thé. Et à un moment donné, c’est la dame qui va dire : vous n’avez pas de caméra ? Oui. Vous pouvez prendre des photos si vous voulez. Souvent, les photographes disent : on va perdre l’instant magique. Non. L’instant magique, c’est toi qui le crées. »

Pour Marie-Julie Gagnon, la ligne est encore difficile à tracer. Obtenir le consentement ne légitime pas nécessairement la pratique.

Avec les réseaux sociaux, le malaise est encore plus grand parce que tu le sais que tu vas avoir des likes si tu publies une photo d’un enfant cute habillé en haillons et que si tu es avec lui sur la photo, tu vas donc avoir l’air d’une bonne personne.

Marie-Julie Gagnon, autrice, chroniqueuse et blogueuse voyage

Un point de vue qui rejoint celui de l’Australienne Evie Farrell, auteure du blogue Mum Pack Travel. En 2017, elle a publié sur le site du Huffington Post un texte dans lequel elle explique pourquoi elle ne prendra plus de photos d’enfants en Asie. « Pour être honnête, en prenant et en partageant des photos d’enfants, nous les exploitons pour notre propre plaisir et notre besoin d’obtenir des likes et des commentaires sur Instagram et sur Facebook », écrit-elle.

>>> Lisez l’article d’Evie Farrell (en anglais)

Ce sont dans les pays en développement, en Asie, en Afrique et en Amérique du Sud que les touristes photographient le plus souvent les enfants. Une réalité qui soulève une autre question, selon François Audet, ancien travailleur humanitaire, aujourd’hui directeur de l’Institut d’études internationales de Montréal et professeur à l’École des sciences de la gestion de l’UQAM.

PHOTO FRANÇOIS ROY, ARCHIVES LA PRESSE

François Audet

Il y a une asymétrie de pouvoir qui donne une fausse légitimité de voyeurisme.

François Audet, directeur de l’Institut d’études internationales de Montréal et professeur à l’École des sciences de la gestion de l’UQAM

« Je caricature, mais on ne verrait pas des autobus de Somalien ou d’Haïtiens débarquer dans les hôpitaux de Montréal pour regarder les gens dans les salles d’attente. Ce ne serait pas acceptable. Mais nous, les Occidentaux, on se l’autorise », poursuit M. Audet.

Il déplore le fait que certaines organisations non gouvernementales utilisent elles-mêmes des photos de mineurs dans leurs publicités et sur leurs réseaux sociaux pour attirer les donateurs, contribuant ainsi « à perpétuer ce qu’on peut faire quand on va dans le Sud ».

Le droit à l’image

Aux questions d’éthique s’ajoute la notion de droit. Au Québec, dans un lieu public, il est permis de capter l’image d’une personne sans son consentement, mais celui-ci est nécessaire pour la diffusion de la photo, si la personne est reconnaissable, si elle est le sujet principal de la photo et si la photo n’a pas été prise dans le cadre d’un évènement d’intérêt public. Dans le cas des mineurs, l’autorisation du parent est nécessaire. Les règles de droit sont propres à chaque pays, mais la Convention internationale relative aux droits de l’enfant stipule qu’un enfant a droit à une protection de la loi contre les « immixtions arbitraires ou illégales dans sa vie privée » ou les « atteintes illégales à son honneur et à sa réputation ». Le contexte dans lequel le voyageur prend la photo est donc primordial.

D’autant plus que ce contexte, en apparence inoffensif aujourd’hui, pourrait avoir un tout autre impact si, par exemple, la personne venait à être connue plus tard. Avec la technologie de reconnaissance faciale, un lien entre le visage d’un enfant indien pourrait être fait, plus tard, avec son visage d’adulte. « On ne sait pas encore ce qui va être utilisé parce que c’est une technologie qui est encore nouvelle, indique Anne-Sophie Letellier, codirectrice des communications de Crypto.Québec et coordonnatrice de l’École de sécurité numérique. Il faut penser aux impacts à long terme. En tant que personne qui publie quelque chose, on a une responsabilité éthique face à ça. » Et ce, peu importe qu’on soit en voyage à l’étranger ou avec la famille en Abitibi.