Ariane Brosseau ne voyage pas. Chaque fois qu’elle en fait la mention, pardon, l’aveu, elle est bombardée de questions. Ah bon, et pourquoi ? Tu as peur de l’avion ? Tu n’as pas les moyens ? Autrement dit : mais qu’est-ce qui cloche avec toi ?

Avec les années, la jeune femme a appris à ne plus se justifier. « Ça ne m’intéresse pas », répond-elle tout bonnement. Généralement, sa réponse a plutôt l’effet de susciter davantage la perplexité de ses interlocuteurs. Ne pas aimer voyager ? C’est presque suspect…

Dans la culture occidentale, partir à l’étranger pendant ses vacances est devenu une norme, voire une obligation sociale pour ceux qui en ont les moyens. La Presse a discuté avec des sédentaires qui ont pris l’habitude de passer leurs étés à la maison.

Ils n’y sont pas tous contraints. Certains en font aussi le choix. Par conscience écologique, désillusion touristique ou simple désintérêt. Parfois un peu de tout ça.

Ariane Brosseau n’a jamais renouvelé son passeport depuis qu’il est arrivé à échéance il y a sept ans. Sa dernière excursion hors de la province remonte à 2021. C’était un voyage organisé de trois jours à Toronto pour célébrer le cinquième anniversaire de son couple. Et puis ? « C’était trop long ! », s’exclame la jeune femme de 28 ans.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

Ariane Brosseau préfère passer ses vacances à découvrir sa ville, Montréal.

Dans son cas, c’est tout un tas de raisons qui la dissuadent de voyager. D’abord, c’est cher et polluant. Surtout, c’est stressant. « Tu reviens plus fatigué que lorsque tu es parti », déplore-t-elle.

Les réseaux sociaux n’aident pas non plus. La responsable de marketing a parfois l’impression d’avoir déjà tout vu, tout exploré : les plages de l’île de Crète, les rues animées de Londres, les temples du Cambodge…

« Avec les influenceurs, on est bombardé de contenu de partout dans le monde. Je n’ai pas l’impression de manquer quelque chose », reflète-t-elle.

Un choix qui est un luxe

Avant la pandémie, seulement 40 % des Québécois déclaraient avoir voyagé pendant leurs vacances, selon un sondage du Réseau de veille en tourisme réalisé en 2018.

Plusieurs motifs peuvent expliquer qu’un individu ne voyage pas – être en mauvaise condition physique, s’occuper d’un proche malade…

La principale raison, toutefois, est financière, souligne Saskia Cousin, professeure de sociologie à l’Université Paris-Nanterre. « C’est le premier motif dans toutes les enquêtes. Ce n’est pas un choix », souligne-t-elle.

« Si j’avais la possibilité, je partirais demain matin », lance Carole Allain, 53 ans. Son rêve ultime ? Visiter le Japon avec ses enfants.

La dernière fois qu’elle a pris l’avion remonte à il y a trois ans, pour un voyage à Cuba avec son conjoint de l’époque. « Je tripais chaque seconde. J’étais tellement contente d’être ailleurs », raconte-t-elle.

Depuis qu’elle vit seule, partir à l’étranger n’entre plus dans son budget. Chaque été, elle ressent un petit pincement au cœur à l’idée de rester à la maison.

PHOTO DAVID BOILY, ARCHIVES LA PRESSE

Ce n’est pas tout le monde qui a les moyens ou le goût d’aller à Paris.

Avec les réseaux sociaux et la publicité, on a l’impression de vivre en marge d’une normalité. C’est comme si visiter Paris était normal.

Carole Allain

Justement, c’est ce que l’industrie du tourisme de masse veut nous faire croire. Depuis une vingtaine d’années, elle cultive « cet imaginaire du lointain » et ses destinations incontournables : la tournée des grandes villes européennes, le safari tout inclus au Kenya, le voyage en sac à dos à travers l’Amérique latine obligatoire à la fin des études…

Mais le discours change tranquillement. Depuis la pandémie particulièrement. Il y a l’argument de plus en plus présent que le tourisme international est « problématique », qu’il faut « dire stop à la définition du voyage telle qu’elle nous est imposée par l’industrie aérienne », observe Mme Cousin.

« C’est recyclé dans un discours de l’aventure en bas de chez soi, de l’altérité au bout de la rue », ajoute-t-elle.

Se priver de la beauté du monde pour la protéger

Louise Beaudry rêve de visiter l’Islande, la Mongolie ou la Grèce. Sauf qu’elle n’ira probablement jamais, par souci écologique.

C’est pendant la pandémie que la septuagénaire a eu une sorte de déclic. Pour protéger la beauté du monde, il faut savoir s’en priver. Pour ses enfants. Et leurs enfants à eux.

Fini, donc, les avions. Si elle veut voyager, elle devra prendre la voiture électrique ou le train. « Je sais que je suis une goutte d’eau dans un océan de gens qui veulent voyager. Mais en même temps, il faut que ce souci commence quelque part, et moi, c’est comme ça que je l’entame », confie-t-elle.

PHOTO TONY GENTILE, REUTERS

Prendre quelques photos, et puis repartir. Ici, une touriste se prend en photo à Florence, en Italie.

Résister à la pression

Ceux qui font le choix de ne pas voyager même s’ils en ont le capital économique et social représentent tout de même « une toute petite partie de la population », note Saskia Cousin.

Et ils doivent être prêts à susciter des regards interrogateurs. « Ça demande d’aller au-delà d’une norme, du regard de la société », poursuit-elle.

« Je pense qu’il y a des gens qui aiment vraiment voyager. Mais je pense qu’il y a aussi beaucoup de pression sur le paraître », estime Ariane Brosseau.

Oui, voyager, c’est la découverte d’une autre culture, l’émerveillement, l’aventure. Mais la jeune femme trouve tout cela ici aussi.

Montréal est une ville excitante, pleine de trésors cachés à découvrir, fait-elle valoir. Pendant ses vacances, elle lit, va au cinéma, voit ses amis, fait des balades à vélo, joue avec son chat. A-t-elle besoin de plus ? « Ben non ! »