Avec les montres GPS, les applications et les réseaux sociaux, les sportifs d'aujourd'hui sont plus que jamais connectés. Montres, bracelets et téléphones intelligents permettent désormais de suivre ses performances en temps réel et de se mesurer aux autres. Jusqu'à l'obsession. Explications.

Jamais sans mon gadget

Courir, pédaler ou nager connecté à des outils qui permettent de suivre à la seconde près ses performances. Certains sportifs ne peuvent plus s'en passer. Une surveillance constante qui ne comporte pas que des bénéfices.

Sitôt rentré de sa course matinale, Frédéric Plante s'installe à l'ordinateur pour regarder les données sur sa montre GPS. Il scrute alors les graphiques colorés détaillant notamment son allure, sa fréquence cardiaque, la longueur de sa foulée, de même que les chiffres indiquant la distance qu'il a parcourue, son chronométrage et le nombre de calories qu'il a brûlées.

«Ç'a toujours été important pour moi de connaître mes chronos et ma distance à la seconde et au mètre près, explique l'animateur de l'émission Le 5 à 7 à RDS. Avant l'arrivée du GPS, je mesurais minutieusement mes parcours avec le compteur de mon vélo ou de ma voiture. Cet outil a changé ma vie, car je pouvais désormais courir n'importe où et m'en remettre à ma montre pour mesurer mes données.»

Comme plusieurs sportifs, Frédéric Plante ne se passerait plus de ses outils de performance qui lui permettent de se voir courir en temps réel sur une carte.

Plus qu'une tendance, le sport connecté est une véritable industrie où les grosses marques de sport rivalisent avec les développeurs d'appareils mobiles pour mettre au point des applications, gadgets ou logiciels s'adressant tant aux sportifs amateurs qu'aux professionnels.

«Ces outils peuvent être de formidables alliés pour se fixer des objectifs et les maintenir, se motiver, suivre un plan d'entraînement. Mais pour certaines personnes, leur usage devient excessif», explique Natalie Durand-Bush, professeure agrégée en psychologie sportive à l'École des sciences de l'activité physique de l'Université d'Ottawa.

L'obsession de la mesure

Dans son billet intitulé «Accro au GPS» paru sur le site de RDS le 9 octobre dernier, Frédéric Plante se questionne sur sa capacité à apprécier la course sans sa montre-bracelet qu'il a l'habitude de consulter à chaque minute de ses sorties quotidiennes: «Je réalise que les données font totalement partie de mon plaisir de courir.»

«C'est une forme de dépendance, reconnaît-il. Je le dis en riant, car on m'agace souvent à ce sujet. Si un ami m'invite à brûle-pourpoint à aller courir et que je n'ai pas mon équipement, je n'y vais pas. J'en suis incapable. Je l'ai déjà fait à contrecoeur et je suis retourné faire le parcours en cachette afin de mesurer la distance parcourue.»

Pour la sociologue du sport Suzanne Laberge, les progrès technologiques et les outils qui en ont découlé répondent à l'obsession de notre société de tout mesurer.

«On érige en vérité des mesures objectives. Cela a pour effet de mettre de côté la dimension subjective, soit le plaisir, le bien-être, la connexion avec son environnement et les autres.»

«Pour ces sportifs, seule la mesure compte. C'est elle qui va créer la jouissance, sachant qu'ils se sont dépassés, qu'ils sont meilleurs que les autres. Pour eux, c'est comme si le chiffre était un meilleur indicateur que le vécu ressenti», ajoute Suzanne Laberge

Cette obsession de la mesure et des données risque d'accentuer l'anxiété de performance chez certains, prévient Michelle Fortier, professeure en psychologie à l'École des sciences de l'activité physique de l'Université d'Ottawa. «Il y a suffisamment de stress dans les autres sphères de la vie, pourquoi  les sportifs amateurs viennent-ils s'ajouter de la pression dans leur pratique sportive alors que c'est censé être un loisir?», se questionne-t-elle. «Sans compter que ces sportifs excessifs sont plus à risque de surentraînement et de blessures», ajoute-t-elle.

Le Dieu chiffre

Féru de statistiques, Frédéric Plante ne considère pas qu'il en fait une maladie. «Je le vois plutôt comme si j'étais un scientifique qui amasse des données afin d'avoir la meilleure forme physique», explique celui qui transcrit à la main ses données de performance dans un grand livre qu'il consulte à l'heure des bilans et des résolutions. «Mes données sont la preuve tangible de mes efforts, elles sont ma première source de motivation. Je ne pense pas que j'aurais continué à courir sans elles.»

Le marathonien se garde toutefois de communiquer ses données ou de se mesurer aux autres utilisateurs de sa communauté de coureurs. «Pour moi, c'est une compétition contre moi-même, précise-t-il. Le seul chrono qui compte, c'est le mien, d'où l'importance de le connaître dans le menu détail!»

«Le dieu, c'est le chiffre. Ce dieu nous permet de construire notre identité, de nous faire valoir dans une jungle de compétition. Or, les utilisateurs perdent souvent leur esprit critique sur comment le chiffre a été construit. Quels sont les calculs? Quelle est leur validité?», dit Suzanne Laberge, sociologue du sport.

Pour d'autres athlètes, la publication de leurs performances sur les réseaux sociaux est au coeur de leur pratique sportive. «Le risque est que certaines personnes ayant déjà des prédispositions compulsives développent de réelles dépendances, au même titre que celle liée à la drogue ou à l'alcool, prévient Michelle Fortier. On commence à peine à étudier et à comprendre les effets du stress lié aux technologies.»

Sport et réseaux sociaux

Dans son billet «La gestion de l'ego», qu'il signait sur le site de Vélo Mag en octobre dernier, David Desjardins annonçait qu'il se soustrayait au regard des autres pour mieux exister en solo sur son vélo.

L'auteur et chroniqueur qui a souvent écrit sur son amour immodéré pour le sport y annonçait sa démission de Strava, un réseau social pour cyclistes et coureurs qui mesure et récolte les données de ses utilisateurs. «Je voulais que mon expérience sportive m'appartienne de nouveau», explique-t-il.

Comme lui, plusieurs médias ont rapporté l'effet addictif de cette application sportive qui invite ses utilisateurs à battre des records sur les segments de route afin de recevoir le titre de King of the Mountain (KOM). «Je suis très compétitif de nature, j'ai une propension à vouloir toujours gagner, explique David Desjardins. Quand toute sortie se transforme en microcompétition, ça vient jouer avec la tête. J'ai parfois pris des risques en tentant de battre des records.»

Attrape-moi si tu peux!

Dans la jungle de compétition dans laquelle évolue la société, les individus doivent se faire valoir pour survivre, illustre Suzanne Laberge, sociologue du sport. «Même les chercheurs ont leur réseau social avec ResearchGate et Google Scholar, qui attribuent à l'utilisateur un score basé sur le nombre de publications, de citations et d'interactions sur le site. Cette obsession de la performance a des effets préjudiciables sur les individus dans toutes sortes de domaines.»

«C'est un peu comme si Big Brother nous regardait tout le temps, mesurait ce que l'on fait jusque dans la chambre à coucher.»

«Des applications sonnent pour dire à leurs utilisateurs de se lever lorsqu'ils sont assis depuis une heure. Pourquoi laisser ces gadgets et applications dicter ce qui est bon pour nous ou comment s'entraîner?»

En décrochant du partage de contenu de Strava, David Desjardins s'est senti libéré. «J'avais l'impression que chaque fois que je m'entraînais, il y avait quelqu'un qui m'observait. Ma vie est loin d'être moche, je n'avais pas besoin de faire un spectacle de mes performances sportives.»

À la suite de la parution de deux billets sur le sujet, le chroniqueur a reçu plusieurs messages de personnes qui ne comprenaient pas son geste, mais aussi d'autres qui étaient passées par là. «Pour la plupart des utilisateurs, il n'y a pas de problème ni de danger à utiliser des outils comme Strava. Ils reçoivent des encouragements, des «like», ça les aide et les motive. Mais ils ont été nombreux à m'écrire qu'ils s'étaient désabonnés parce que, comme pour moi, ça gâchait leur plaisir et c'était devenu un fardeau.»

PHOTO PASCAL RATTHÉ, LE SOLEIL

En décrochant du partage de contenu de Strava, David Desjardins s'est senti libéré.

L'automesure, avec modération

L'automesure (quantified self en anglais) est devenue une pratique courante qui intéresse de plus en plus les professionnels de la santé et du sport. Quelques conseils.

Se motiver au début

Les moniteurs d'activité de type Jawbone et Fitbit peuvent avoir leur place au début pour inciter à bouger ou à prendre conscience de sa sédentarité, énonce Michelle Fortier, docteure en psychologie sportive. «Or, lorsque l'activité physique est implantée dans la routine, on les laisse de côté, car il y a le danger de ne plus se fier à son expérience, à l'autorégulation de son corps pour savoir quand on en fait assez, mais uniquement à ses gadgets qui deviennent vite des béquilles.»

Se fixer d'autres objectifs

Il est normal de vouloir recueillir ses données de distance et de cadence en prévision d'une épreuve sportive comme un marathon ou un triathlon, soutient Michelle Fortier. «Or, il peut être agréable de laisser ces outils à la maison lors des sorties de récupération afin de porter attention à son corps et à son état d'esprit. Se fixer des objectifs différents comme sentir le soleil sur soi, apprécier le moment présent en observant la nature, se concentrer sur différentes parties de son corps.»

Un rapport réflexif au corps

Afin d'éviter les dérives associées aux technologies du sport, il serait souhaitable que les entraîneurs et enseignants d'éducation physique encouragent un autre rapport au corps que celui fondé sur les mesures de la performance, estime pour sa part la sociologue du sport Suzanne Laberge. «En développant un rapport davantage réflexif au corps comme le propose le yoga par exemple, on parvient à être à l'écoute de ses sensations, de la contraction de ses muscles, des tensions dans ses membres. Cette conscience accrue permet de mieux contrôler sa technique et son état d'esprit, et, par le fait même, d'améliorer sa performance.»

Est-ce un usage sain ou malsain?

Natalie Durand-Bush, professeure agrégée en psychologie sportive à l'École des sciences de l'activité physique de l'Université d'Ottawa, propose quelques pistes de réflexion pour évaluer son rapport aux technologies du sport: «Si ces outils offrent un soutien à la motivation, que la personne se sent bien dans sa peau en l'utilisant modérément, il n'y a probablement pas de problème. Si, en revanche, l'utilisateur perçoit à travers sa journée de l'anticipation à utiliser le gadget ou si, pendant qu'il l'utilise, il vit de l'anxiété, de la colère ou de la culpabilité parce qu'il a l'impression de ne pas en faire assez, par exemple, il est temps de revoir son utilisation progressivement à la baisse ou de carrément l'arrêter.»

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