Les municipalités sont de moins en moins nombreuses à fluorer l'eau même si les autorités sanitaires et les associations de dentistes continuent de recommander cette pratique. Comment expliquer cette désaffection?

OBJECTIF: ZÉRO FLUORATION

Au Québec, il ne reste plus que cinq usines qui ajoutent du fluorure à l'eau potable. La coalition Eau secours travaille avec des comités de citoyens pour faire cesser la fluoration dans deux de ces usines.

«Il ne reste plus beaucoup de municipalités qui font de la fluoration de l'eau et nous avons bon espoir que bientôt, il n'y en aura plus du tout au Québec et qu'on va se rendre compte que c'est mieux comme ça», déclare Alice-Anne Simard, directrice générale d'Eau secours.

Au Québec, on ne fluore plus qu'à Châteauguay, Pointe-Claire, Dorval, Saint-Romuald et Saint-Georges. Moins de 3 % des Québécois ont accès à de l'eau fluorée, alors que cette proportion tourne autour de 76 % en Ontario et de 72 % aux États-Unis.

«Depuis le début des années 2000, près de 80 municipalités québécoises ont rejeté la fluoration, affirme Mme Simard. Certaines voulaient commencer à fluorer, certaines fluoraient déjà et voulaient arrêter, d'autres encore ont adopté des résolutions préventives pour faire savoir qu'elles n'allaient pas fluorer leur eau.»

Eau secours a accompagné plusieurs comités de citoyens dans le cadre de ces débats.

«Nous avons gagné tous nos combats», soutient Mme Simard.

Résultats spectaculaires

C'est aux États-Unis, au cours des années 30, que les autorités sanitaires ont réalisé que les gens qui vivaient dans des régions où l'eau potable était naturellement fluorée avaient moins de caries que les autres. Les municipalités ont peu à peu commencé à fluorer leur eau, et les études ont rapidement montré des résultats spectaculaires.

Au Québec, des données recueillies en 1977 ont ainsi montré que les dents permanentes des enfants de 7 à 9 ans de Laval (une municipalité qui a fluoré son eau de 1958 à 2000) avaient 46 % moins de caries que celles des enfants du même âge de Montréal (une municipalité qui n'a jamais fluoré son eau).

Il y a des données plus récentes. La Direction de santé publique du Québec fait valoir que selon les dernières enquêtes sur la santé buccodentaires, les enfants du Québec ont de 40 % à 50 % plus de caries que les autres écoliers nord-américains du même âge.

Le taux d'édentation de la population québécoise est également un des plus élevés au Canada: en 2007-2009, 13 % des Québécois de 45 à 64 ans et 40 % des 65 ans et plus n'avaient plus de dents naturelles, alors que cette proportion n'était que de 5 % et 20 % respectivement en Ontario.

Le Centre pour le contrôle et la prévention des maladies des États-Unis a affirmé que la fluoration de l'eau était une des 10 plus importantes mesures de santé publique du XXe siècle.

Les opposants à la fluoration de l'eau remettent toutefois en question l'efficacité de cette mesure.

«Les études sur lesquelles se base le ministère de la Santé ont été faites dans les années 60 ou 70, elles ne tenaient pas compte des aspects socioéconomiques entre les populations, affirme Mme Simard. Les différences au niveau des caries étaient beaucoup liées au rang social, à la pauvreté. Les études les plus récentes ne montrent pas de différences notables entre le Québec et l'Ontario.»

Dans une revue des principales études effectuées au Canada, réalisée en 2011, les chercheuses Lindsay McLaren et Lynn McIntyre, de l'Université de Calgary, notent que les études plus récentes montrent effectivement des bénéfices un peu moins spectaculaires que ceux des études plus anciennes.

«Depuis les années 70, la recherche sur la fluoration de l'eau a été compliquée par la disponibilité grandissante d'autres sources de fluorure, comme le dentifrice au fluorure», expliquent les chercheuses.

Mme Simard fait valoir que seulement 1 % de l'eau des municipalités est bue. Le reste se retrouve dans l'environnement.

«Des études ont montré que ça peut avoir des impacts sur les écosystèmes aquatiques.»

Des effets sur la santé? 

Les opposants à la fluoration craignent également les effets de cette mesure sur la santé. Des études ont notamment fait état d'impacts sur le quotient intellectuel, la santé des os et la glande thyroïde.

Le Dr Christian Caron, professeur à la faculté de médecine dentaire de l'Université Laval, affirme que la plupart des études citées par les opposants ne sont pas de grande qualité scientifique. Il donne l'exemple d'études chinoises sur le retard mental, qui n'ont pas pris en compte les polluants industriels qui se retrouvaient dans les eaux de certaines municipalités chinoises.

«Une étude récente sur la glande thyroïde est une des seules qui soulève des questionnements.»

Il faut toutefois observer que la population de l'Ontario, davantage exposée à l'eau fluorée que la population québécoise, n'est pas plus malade que celle-ci.

Alice-Anne Simard reconnaît que les études sur les impacts de la fluoration de l'eau sur la santé humaine ne sont pas très concluantes.

«Par contre, ce qui est clair, c'est qu'il y a risque de fluorose dentaire. Ce sont des taches blanches qui apparaissent sur les dents lorsque les gens consomment trop de fluorure. Nous sommes déjà très exposés au fluorure avec les dentifrices, le thé, qui contient déjà beaucoup de fluor, et les pesticides. Au final, il y a beaucoup de risques. On devrait suivre un principe de précaution.»

Elle propose d'autres mesures pour améliorer la santé buccodentaire des enfants au Québec: offrir un plus large éventail de soins dentaires gratuits aux enfants, hausser l'âge des enfants admissibles à ces soins gratuits, faire davantage d'éducation dans les écoles, notamment dans les milieux défavorisés, distribuer des dentifrices au fluorure, promouvoir l'application de fluorure directement sur les dents et, finalement, lutter contre les boissons et aliments sucrés.

Le ministère de la Santé et des Services sociaux du Québec continue cependant d'offrir une aide financière aux municipalités qui désirent fluorer leur eau potable. Le Ministère a refusé de répondre aux questions de La Presse, et notamment de commenter l'opposition grandissante de groupes de citoyens.

PHOTO JEFF MCINTOSH, LA PRESSE CANADIENNE

Alice-Anne Simard, directrice générale d'Eau secours, propose plusieurs mesures autres que la fluoration pour améliorer la santé buccodentaire des enfants au Québec comme celle d'offrir un plus large éventail de soins dentaires gratuits aux enfants et de hausser l'âge des enfants admissibles à ces soins gratuits.

UNE OPPOSITION QUI NE DATE PAS D'HIER

La directrice du département d'histoire de l'Université de Guelph, Catherine Carstairs, rédige actuellement un livre sur l'histoire de la santé dentaire au Canada. Elle connaît bien les tenants et aboutissants de la fluoration de l'eau en Amérique du Nord.

L'opposition à la fluoration de l'eau est-elle un phénomène récent?

Non. Dans les années 50 et 60, alors que plusieurs municipalités discutaient de la fluoration de l'eau, l'opposition venait de gens qui craignaient des effets secondaires encore inconnus. À l'époque, il n'y avait pas d'études qui portaient sur de longues périodes de temps. Il y avait également des gens, comme le maire de Montréal Jean Drapeau, qui avaient des arguments liés aux libertés civiles: ils trouvaient injuste que des gens soient forcés de consommer des substances contre leur volonté. Dans les années 70, ce sont les arguments environnementaux qui ont pris de l'importance.

L'opposition a maintenant plus de succès. Pourquoi?

Dans les années 50, lorsqu'on a introduit la fluoration de l'eau, les enfants avaient la bouche pleine de caries. C'était un sérieux problème. Il y a eu d'énormes améliorations et au début des années 80, la carie était beaucoup moins présente. Le problème était donc beaucoup moins sérieux dans la population, à l'exception de groupes marginalisés, comme les communautés autochtones. Comme les gens s'inquiètent moins de la carie et se préoccupent plus de l'environnement et de ce qu'on ajoute à la nourriture et à l'eau, l'opposition à la fluoration s'est intensifiée.

Pourquoi y a-t-il une telle différence entre les taux de fluoration au Québec et en Ontario?

Toronto a rapidement adopté la fluoration et les autres municipalités ontariennes ont suivi. Au Québec, c'était une autre histoire: à Montréal, le maire Jean Drapeau ne voulait rien savoir. En 1975, le gouvernement libéral du Québec a annoncé son intention de rendre la fluoration obligatoire, mais le Parti québécois a rejeté cette idée à son arrivée au pouvoir en 1976. Le débat a donc eu lieu plus tard qu'en Ontario, alors que l'opposition était plus forte. En outre, lorsque de grands centres urbains fluorent leur eau, ça fait une grande différence sur les chiffres provinciaux. Ainsi, le taux de fluoration est élevé en Ontario parce que Toronto fluore son eau, alors qu'il est bas au Québec et en Colombie-Britannique parce que Montréal et Vancouver n'ajoutent pas de fluorure à leur eau potable. Enfin, le mouvement en faveur d'une alimentation naturelle est plus fort au Québec et en Colombie-Britannique que dans les autres provinces.

Compte tenu d'une opposition de plus en plus forte, pourquoi les directions de santé publique continuent-elles malgré tout à préconiser la fluoration de l'eau?

Les bénéfices sont peut-être moins importants qu'au début, mais il y en a encore. La fluoration de l'eau permet de rejoindre des populations défavorisées qui ont des taux supérieurs de caries dentaires. Pour les enfants de la classe moyenne qui brossent régulièrement leurs dents, qui jouissent d'un bon soutien familial, la fluoration de l'eau ne fait peut-être pas une grande différence. Mais ça peut avoir de véritables bénéfices pour les populations qui vivent plus de difficultés.

Photo Martrin Tremblay, archives La Presses La Presse

L'usine de production d'eau potable Atwater, à Montréal.

RENDEZ-VOUS MANQUÉ

L'occasion était idéale pour étudier l'effet de la fluoration de l'eau sur les dents des enfants. En 2014, la municipalité de Trois-Rivières avait choisi de recommencer à fluorer son eau potable après une pause de quelques années.

La Direction de santé publique a chargé le Dr Christian Caron, professeur à la faculté de médecine dentaire de l'Université Laval et spécialiste en épidémiologie, de mener une étude pour suivre pendant cinq ans l'évolution de la santé buccodentaire de 500 enfants de Trois-Rivières. Il s'agissait également de comparer ces résultats à ceux obtenus chez 500 enfants de Shawinigan, où l'eau n'est pas fluorée, et chez 500 enfants de Châteauguay, où elle est fluorée depuis très longtemps.

«C'était une étude très innovante, soutient le Dr Caron. Nous avons ajouté des paramètres particuliers pour tenir compte de variables confondantes. Nous voulions enregistrer trois jours d'alimentation pour mesurer la consommation d'aliments sucrés liquides et solides ainsi que d'eau du robinet et d'eau embouteillée.»

La comparaison avec les enfants de Shawinigan était particulièrement intéressante parce que les deux populations avaient les mêmes habitudes de vie, le même niveau de pauvreté, la même éducation.

«La seule différence était la fluoration de l'eau.»

Il avait aussi veillé à inclure un opposant à la fluoration à son comité de suivi pour rehausser l'acceptabilité sociale de l'étude.

Mais voilà, la reprise de la fluoration a provoqué une sérieuse controverse dans la communauté et en novembre 2016, le maire de Trois-Rivières a abandonné l'idée de fluorer l'eau.

«Il y avait une pression très forte sur le maire et sur tout le conseil municipal. Le groupe opposé au fluor s'apprêtait à se "mettre sur le cas" des conseillers juste avant les élections: "tel conseiller est pour la fluoration, ne votez pas pour lui". La pression politique était très forte.»

Modification de l'étude

Évidemment, un grand pan de l'étude est alors tombé à l'eau. Dorénavant, il s'agira simplement de comparer les résultats initiaux des enfants de Châteauguay, soumis à la fluoration, et des enfants de Trois-Rivières et de Shawinigan, qui ne le sont pas. Le chercheur est allé recueillir des données auprès d'enfants de Montmagny, une municipalité qui pourrait entreprendre de fluorer son eau, mais il n'y a pas de garantie à cet effet.

«Si jamais ils vont de l'avant, je pourrais revenir dans cinq ans et finir la réalisation de l'étude, indique le Dr Caron. Pour l'instant, ça ne reste qu'une photo d'une situation, et juste une photo, ce n'est jamais aussi bon que de suivre l'évolution de la santé dentaire pendant un certain temps.»

Il travaille maintenant avec un biostatisticien pour entreprendre l'analyse des données obtenues auprès de quelque 2000 enfants.

Photo Émilie O'Connor, archives Le Nouvelliste

En 2014, la Ville de Trois-Rivières a choisi de recommencer à fluorer son eau potable après une pause de quelques années ce qui a soulevé la colère de plusieurs citoyens qui ont manifesté leur mécontentement devant l'hôtel de ville.