De nombreux consommateurs, et plusieurs scientifiques, s'inquiètent des impacts de notre consommation quotidienne - et involontaire - de pesticides. D'autant que plusieurs questions demeurent sans réponse.

Les zones grises

«La pire chose qui pourrait arriver serait que les gens diminuent leur consommation de fruits et légumes.» 

C'est unanime: tous les spécialistes servent cet avertissement lorsqu'il est question des pesticides sur les fruits et légumes. Et c'est souvent là que cesse l'unanimité: une partie de la communauté scientifique considère qu'il ne faut pas s'inquiéter, tant que les quantités de résidus sont sous les normes, d'autres considèrent la situation comme préoccupante.

Les résultats des derniers tests faits par le ministère de l'Agriculture, des Pêcheries et de l'Alimentation du Québec (MAPAQ) sont tout à fait semblables aux résultats des tests précédents et de ceux conduits par les pays de l'Union européenne et aux États-Unis: beaucoup de pesticides, en petites quantités. Année après année, les taux de conformité des aliments testés sont au-delà de 95 %, lorsqu'ils ne sont pas carrément au-dessus des 99 %. C'est une bonne nouvelle.

«C'est rassurant que l'on respecte les normes. Le risque est relativement faible», affirme Onil Samuel, de l'Institut national de santé publique du Québec.

Le conseiller scientifique émet toutefois un important bémol: des chercheurs croient maintenant que la consommation de pesticides pourrait avoir des effets, notamment sur le système endocrinien, à des doses beaucoup plus faibles que celles des indicateurs de risque qu'on utilise actuellement. «C'est une approche assez jeune et nous avons peu de données pour décrire ces risques-là», précise Onil Samuel.

«C'est agaçant, même inquiétant de savoir que 40 % de nos fruits et légumes contiennent des résidus de pesticides. On en sait peu sur le cumul de l'exposition à un même pesticide par la consommation de plusieurs fruits qui en contiennent des traces, toutes sous les normes.»

L'addition des pesticides

La situation des pesticides en alimentation comporte deux grandes inconnues. 

D'abord, les normes actuelles sont établies pour un fruit, mais ne tiennent pas compte de l'addition d'un même pesticide consommé par l'entremise de plusieurs fruits, dans une même journée. 

«Les limites sont fixées à des niveaux bien en deçà des quantités qui représentent un risque pour la santé. C'est pourquoi les aliments contenant des résidus ou des contaminants dépassant les limites maximales peuvent quand même être consommés sans danger», selon l'Agence canadienne d'inspection des aliments.

«Oui, il y a des marges de protection, répond Sébastien Sauvé, professeur au département de chimie de l'Université de Montréal. Mais les marges de protection ne sont pas là pour qu'on les dépasse. Elles sont là pour compenser les incertitudes, le manque de données, les différences de sensibilité d'une personne à l'autre.» Le chimiste déplore que les effets cumulatifs ne soient pas considérés dans les normes. 

Le mystère des interactions

L'autre grand mystère est l'effet d'interaction entre ces pesticides. Si chacun des pesticides testés respecte la norme, qu'en est-il de l'effet synergique de ces substances? 

«La toxicologie moderne n'est pas équipée pour calculer ces risques, se désole Onil Samuel. La multitude des combinaisons rend le calcul impossible.»

Est-ce qu'une tomate qui a des résidus de trois pesticides différents peut alors être plus toxique qu'une pomme qui aurait des traces de huit substances? 

«La science ne peut pas départager ça en ce moment, confirme Sébastien Sauvé. En termes de toxicité, ce n'est pas tant le nombre de produits que les concentrations relatives. Il pourrait y avoir des résidus de 12, très faibles, qui n'ont aucun impact, et juste un ailleurs qui est plus grave. Il y a des cas où deux pesticides sous les normes, marginalement sous les normes, sont en synergie et l'impact est plus grand. Je dis toujours à mes étudiants qu'en termes de toxicité, 1+1 = 4.» 

Le sujet ne peut pas être pris à la légère. Les études qui évaluent les risques liés à la consommation de pesticides sont tout sauf rassurantes : en plus des effets connus sur le système endocrinien, on les associe à certains cancers, à la maladie d'Alzheimer, au parkinson. La consommation de pesticides pourrait aussi causer des dommages au système reproducteur, incluant des cancers du sein et de la prostate, ainsi que des malformations à la naissance.

Les néonicotinoïdes, largement utilisés en grandes cultures, agissent sur le système nerveux central des insectes. «A priori, ça a un peu moins d'affinités avec les mammifères, explique Sébastien Sauvé. Ça ne veut pas dire que c'est zéro de toxicité: ça veut dire que ça l'est moins. C'est quelque chose qui agit sur le plan neurologique chez les insectes, donc s'il y avait un effet à petite dose chez les humains, ça pourrait être sur le plan neurologique.»

Selon le Center for Ecogenetics & Environmental Health de l'Université de Washington, les foetus, les bébés, les jeunes enfants, les femmes enceintes ou qui allaitent sont plus à risque de connaître des problèmes de santé à la suite de l'exposition aux pesticides.

La réponse est dans les champs 

Face à ces incertitudes, il faut faire des efforts pour réduire les risques, estime Onil Samuel. Et la réponse est dans les champs. «Malheureusement, les pesticides sont des outils très efficaces en agriculture, dit ce spécialiste. Ce n'est pas de la mauvaise volonté de la part des agriculteurs, mais ce sont les seuls outils qu'on leur offre. » On doit investir davantage dans des solutions de rechange, comme la lutte intégrée, dit-il, et cesser d'utiliser certains vieux fongicides. « Il faudrait éliminer les pesticides les plus à risque, plutôt que réduire l'ensemble.»

Trois faits

> Les raisins 

Sur les 22 échantillons de raisins importés testés dans le cadre du Plan de surveillance des contaminants chimiques du MAPAQ, 19 dépassaient la limite permise pour le methoxyfenozide (un insecticide). «Ça veut dire que, quand on en achète, on mange quelque chose qui est hors norme. Pour un seul pesticide, s'indigne le chimiste Sébastien Sauvé. Je suis loin d'être rassuré que, dans les cas où l'on dépasse la norme, on ait une marge de manoeuvre.» 

> Loto-pesticides 

Aux États-Unis, l'Environmental Working Group dresse chaque année une liste des fruits et légumes contenant le plus de résidus de pesticides, d'après les études faites sur les produits vendus dans les supermarchés. Les fraises, les pommes et les nectarines trônaient tristement au haut du palmarès des plus riches en pesticides cette année. Ce genre d'exercice compte de nombreux détracteurs, qui estiment que les échantillons ne peuvent refléter l'état de l'ensemble des fruits. Bref, un lot de cerises peut contenir plusieurs pesticides, un autre, moins.

> Peu d'information 

Les consommateurs qui veulent en savoir plus seront déçus : le MAPAQ ne dit pas d'où provenaient les fruits et légumes testés ni s'il y avait des aliments bios dans le lot. Nous avons d'ailleurs dû passer par la Loi sur l'accès à l'information afin d'obtenir les détails des résultats pour chacun des fruits et légumes. Impossible toutefois d'obtenir le pays d'origine des produits ou le lieu de l'achat.

Que faire?

Il est possible de réduire sa consommation de pesticides. Trois conseils.

Laver ses fruits et légumes 

La nature même des pesticides est de résister aux intempéries dans le champ. Il serait donc naïf de croire qu'un simple lavage suffit à s'en débarrasser complètement. Malgré cela, les autorités publiques conseillent de toujours bien laver les fruits et légumes à l'eau fraîche, ce qui enlèvera les pesticides de surface. 

Les pesticides se trouvent toutefois aussi à l'intérieur de certains fruits et légumes. D'ailleurs lorsque les laboratoires testent les bananes ou les oranges afin de calculer les traces de pesticides qui s'y trouvent, ils enlèvent la pelure. Leur but est de tester la partie consommée des aliments. «Quand on tombe dans les néonicotinoïdes, ces pesticides systémiques qui rentrent dans les tissus de la plante, on peut laver tant qu'on veut, ça ne partira pas, explique le chimiste Sébastien Sauvé. Idéalement, il faudrait les laver dans de l'alcool ou un produit chimique fort, ce qui n'aurait aucun bon sens.»

Varier son alimentation 

Les bénéfices de manger des fruits et légumes outrepassent largement les risques de consommer des pesticides. Bonne chose à faire : varier son alimentation, être audacieux dans le coin des fruits et légumes, choisir des produits de saison, ce qui, inévitablement, amène une certaine variété dans l'assiette. 

On sait toutefois que, statistiquement, certains fruits et légumes se retrouvent dans la liste des plus grands porteurs de pesticides, année après année. Les légumes-feuilles sont plus sensibles. «La laitue a une teneur en pesticides beaucoup plus grande», explique Sébastien Sauvé. C'est une question de surface d'application. «Les autorités pourraient mettre des seuils plus bas pour certains légumes», estime le chimiste.

Lors de la plus récente évaluation du ministère de l'Agriculture, des Pêcheries et de l'Alimentation du Québec (MAPAQ), 68 % des pommes contenaient des traces de pesticides, et les analystes ont trouvé des résidus de 17 pesticides dans les pommes québécoises. Sept pommes de terre québécoises sur dix testées par le laboratoire du MAPAQ contenaient des résidus de pesticides.

Manger bio 

On trouve aussi des traces de pesticides sur les fruits et légumes biologiques. En 2014, l'Agence canadienne d'inspection des aliments a décelé des traces de pesticides sur près de la moitié des aliments biologiques testés par ses laboratoires. «La norme biologique est une norme de production, pas une norme de salubrité», explique Jérôme-Antoine Brunelle, coordonnateur au développement de l'agriculture biologique à l'Union des producteurs agricoles. Les cultivateurs qui travaillent en bio peuvent utiliser des biopesticides, mais les pesticides de synthèse sont évidemment interdits, précise-t-il. Ce qui ne veut pas dire qu'on n'en trouve pas des traces sur certains fruits et légumes, les pesticides étant présents dans l'environnement. 

Le magazine Consumer Reports a fait l'exercice en plaçant les fruits et légumes dans cinq catégories de risque. Il conclut que tous les produits bios analysés se situaient dans les catégories à plus faibles risques. 

«On sait que de changer son régime alimentaire du conventionnel au bio réduit les taux de pesticides de manière immédiate et radicale, explique Cynthia Curl, professeure au département de santé de l'environnement et de la communauté de l'Université Boise, en Idaho. En deux jours, les taux de pesticides dans l'urine descendent sous des niveaux détectables. À l'inverse, ils remontent immédiatement si vous recommencez à manger des fruits et légumes conventionnels.» «On ne peut pas dire que de manger biologique est meilleur pour la santé humaine, poursuit Cynthia Curl, mais on peut dire que c'est bon pour la santé de la planète. Parce qu'il y a des gens qui étendent ces pesticides. On expose les travailleurs agricoles à des pesticides.»

PHOTO ROBERT SKINNER, LA PRESSE

Une étude préoccupante

Plusieurs études se sont intéressées aux effets des pesticides de contact, mais relativement peu ont porté sur les effets après absorption en nourriture. Ce sont des recherches qui sont extrêmement complexes à réaliser et difficiles à faire financer. 

Les conclusions des premières études sérieuses sur le sujet sont toutefois préoccupantes: on a établi des liens entre les concentrations élevées de pesticides dans l'urine et des troubles de l'attention chez l'enfant. En 2012, l'American Academy of Pediatrics a publié un rapport qui établissait un lien entre les taux de pesticides chez les enfants et le déficit d'attention, mais aussi des troubles cognitifs, des malformations et des cancers infantiles.

Ne devrait-on pas établir un principe de précaution, comme cela a été fait dans certains pays européens avec les colorants alimentaires, après qu'ils eurent été liés à de l'hyperactivité chez les enfants? 

«Les colorants alimentaires n'ont aucune utilité, alors que les pesticides existent pour une raison. Ils combattent les insectes et les maladies. On ne peut pas tous les retirer demain matin», explique Cynthia Curl, professeure au département de santé de l'environnement et de la communauté de l'Université Boise, en Idaho.

Cynthia Curl s'intéresse à ce sujet depuis qu'une recherche à laquelle elle participait a mesuré des taux de pesticides élevés chez des enfants vivant loin des fermes. En 2004, cette étude a calculé que des petits de Seattle avaient plus de résidus de pesticides dans leur urine que des enfants qui vivent en milieu agricole, à l'extérieur des périodes d'épandage. «Nous avons été très surpris», confie la chercheuse, qui a décidé de pousser plus loin les recherches.

Les femmes enceintes

Elle travaille présentement à la première phase d'un projet qui devrait durer plusieurs années. L'équipe de la Dre Curl a recruté des femmes enceintes. Les futures mamans reçoivent un panier de fruits et légumes toutes les semaines pour les deuxième et troisième trimestres de leur grossesse. La moitié aura des produits biologiques, l'autre, des produits conventionnels, donc qui contiennent plus de résidus de pesticides. 

L'idée est d'étudier le lien entre la consommation de pesticides, peu importe le niveau social des sujets. «Il faut faire très attention, car les gens qui mangent du bio sont généralement aussi plus éduqués et ont de meilleurs revenus, explique Cynthia Curl. On peut penser qu'ils vont aussi plus fréquemment chez le médecin.»

Le protocole de recherche veut donc atténuer le biais du bio. Cynthia Curl veut ensuite suivre le développement des enfants nés de ces mères qui participent à son étude. 

Mais le travail est loin d'être terminé: si la science montre des liens entre la consommation de pesticides et des troubles de développement dans ce cas, elle ne pourra pas cibler un produit précis ou même déterminer si c'est l'effet synergique qui pourrait être en cause. D'autres recherches très sophistiquées devront suivre. 

«Surtout, insiste Cynthia Curl, il ne faudrait pas que le message qui passe soit de cesser de manger des fruits et légumes pour ceux qui n'ont pas les moyens de manger bio.»

Les hommes et les pesticides 

Une récente étude menée par des chercheurs de l'Université Harvard a conclu que les hommes qui mangent beaucoup de fruits et légumes riches en pesticides ont moins de sperme et du sperme de moins bonne qualité que ceux qui consomment moins de pesticides. Le chercheur Jorge Chavarro a précisé, au dévoilement des résultats de son étude, l'année dernière, que le lien était bien établi entre la consommation de fruits et légumes ayant des hauts taux de résidus, mais non avec la consommation totale de fruits et légumes. Et surtout, qu'il ne fallait pas réduire sa consommation de fruits et légumes...

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE