Les coachs, les célébrités et les gourous santé nous bombardent d'information, au point où, comme le résume la psychologue Stéphanie Léonard, nous finissons par être « épuisés de bien-être ». Sommes-nous mieux pour autant ?

Quand la santé devient une obsession

Jordan Younger pouvait passer 20 minutes devant le réfrigérateur, paralysée d'angoisse à l'idée de faire le mauvais choix. La jeune Californienne, auteure du blogue The Vegan Blonde, pensait à ce qu'elle allait manger du matin au soir, et planifiait ses repas des semaines à l'avance.

Pour la blogueuse comme pour bien d'autres, la nutrition n'était au départ qu'une saine passion. On assiste d'ailleurs à un engouement sans précédent pour tout ce qui est « bien-être », inspiré par Gwyneth Paltrow et une kyrielle d'autres célébrités qui s'en sont proclamées les experts.

D'un côté, « que ce soit à la mode, ça peut être très positif », fait remarquer Fannie Dagenais, nutritionniste. « Ça amène les gens à faire attention à ce qu'ils vont mettre dans leur assiette et à cuisiner à la maison, ce qui est généralement de meilleure qualité. »

Le problème, c'est que tous ces selfies de starlettes en route vers leur cours de yoga, smoothie à la main, peuvent finir par nous décourager.

« Les gens vont regarder ça de loin, vont trouver ça très beau, très esthétique, mais eux ne le feront pas, parce qu'ils vont avoir l'impression que ce n'est pas à leur portée, explique Fannie Dagenais. Ils vont se dire : "Mon Dieu, c'est comme le triple axel olympique, je n'y arriverai jamais." »

Bien paraître avant tout

Après la mode Heroin Chic des années 90 et des décennies de mannequins squelettiques, il est vrai qu'il est rafraîchissant d'enfin miser sur la santé. « Strong is the new skinny », dit-on (la force est la nouvelle minceur), même si, dans le fond, « le message que nous renvoie l'univers des célébrités n'a pas grand-chose à voir avec la santé », explique Timothy Caulfield, professeur de santé publique à l'Université de l'Alberta et auteur du livre Is Gwyneth Paltrow Wrong about Everything (Gwyneth Paltrow a-t-elle tort sur tout ?). « Ce qui compte presque toujours, c'est de bien paraître. C'est pour ça que vous voyez tous ces acteurs avec un "six-pack" qui fument », dit-il en riant.

« Il ne faut pas oublier non plus que c'est une industrie », ajoute la psychologue Stéphanie Léonard, « et que l'industrie de l'amaigrissement fait quand même un chiffre d'affaires de 50 milliards de dollars par année en Amérique du Nord ». 

« Ils ont compris qu'en affichant : "Perdez 10 lb en une semaine", les gens trouvent ça louche. Alors ils écrivent quelque chose comme : "Purifiez-vous ! Prenez soin de votre santé !" Le message de vente a changé, mais le produit est le même, c'est juste présenté d'une façon plus acceptable », souligne-t-elle.

Jordan Younger raconte d'ailleurs que même si elle mettait ses lecteurs en garde contre ce genre de comportement, les cures de détox étaient devenues pour elle une façon de contrôler son poids et de maigrir rapidement. Pour ce faire, elle s'astreignait régulièrement à de longues diètes liquides, allant même une fois jusqu'à 30 jours d'affilée.

Selon Timothy Caulfield, le juicing est un excellent exemple de comportement adopté à cause de « l'illusion d'autorité » que nous attribuons aux célébrités.

PHOTO TIRÉE DU SITE THE BALANCED BLONDE

Jordan Younger raconte que même si elle mettait ses lecteurs en garde contre ce genre de comportement, les cures de détox étaient devenues pour elle une façon de contrôler son poinds et de maigrir rapidement. 

« Le jus, en tant que tel, ce n'est pas nocif, mais c'est extrêmement calorique, et le fait d'ingérer vos vitamines sous forme liquide n'a rien de magique, poursuit-il. Il n'y a aucune bonne raison de liquéfier vos aliments, au contraire ! Je pense qu'il serait probablement mieux pour vous de manger la pomme et le brocoli que vous vouliez mettre dans le jus. Vous pourriez ainsi en préserver toutes les fibres, et ça contribuerait à un plus grand sentiment de satiété. »

Message confus

Même si ces pratiques à la mode ont l'air relativement inoffensives, elles ne sont pas sans conséquence parce qu'elles « brouillent le message de ce qui est bon pour nous et ce qui ne l'est pas, selon Timothy Caulfield, un message qui est en fait plutôt simple. Et les études démontrent que plus le message est confus, moins nous sommes susceptibles d'adopter un mode de vie sain ».

Avec tout cela, sommes-nous plus en santé ? « En tant que société, non », répond Timothy Caulfield, qui souligne que nous sommes encore une nation aux prises avec de graves problèmes d'obésité. « Je ne sais même pas si l'on peut dire que nous sommes plus en santé aujourd'hui qu'il y a 10 ans. Il y a souvent un énorme fossé entre l'intention d'agir et les comportements que les gens finissent par adopter. »

Comme l'explique Jordan Younger, même les plus fervents adeptes de jus vert ne se portent pas toujours mieux : « Quand ça devient extrême, ça cesse d'être santé, dit-elle. Personnellement, je n'avais plus d'énergie, je perdais mes cheveux et ma peau était devenue orangée à cause de tout le bêta-carotène que j'ingérais. Je n'avais plus mes règles. »

Elle s'est éventuellement rendu compte qu'elle avait un trouble alimentaire, l'orthorexie, qui fait couler beaucoup d'encre ces temps-ci même s'il n'est pas encore officiellement reconnu.

« Au début, on se dit : "Je vais couper la farine blanche, ou les sucres raffinés." Et là, tranquillement, les cibles se multiplient et tout y passe. Ça devient extrêmement rigide », explique-t-elle.

Après avoir un jour avalé en cachette une portion de saumon d'élevage, Jordan Younger s'est rendu compte qu'elle avait plus d'énergie. « J'ai ensuite recommencé à manger du poulet et des produits laitiers, puis un peu de tout, avec modération », dit la blogueuse, qui affiche de temps en temps des biscuits au chocolat ou un hamburger au fromage sur son compte Instagram.

La végétalienne blonde a alors rebaptisé son blogue The Balanced Blonde (La blonde équilibrée), et elle vient de publier Breaking Vegan (rompre avec le végétalisme), un livre inspiré de son parcours.

« Encore aujourd'hui, je reçois de 20 à 200 courriels tous les jours, des menaces de mort des végétaliens qui me traitent d'hypocrite et de meurtrière, dit-elle. En même temps, je reçois aussi de nombreuses réponses très positives de gens qui me disent avoir été inspirés par mon histoire. »

« Je ne vise pas la perfection. Je pense qu'il est important de bien manger, mais aussi de se gâter et de s'alimenter pour avoir de l'énergie, pouvoir s'exercer et passer du temps avec ceux qu'on aime. Adopter un mode de vie sain, c'est important, mais il faut aussi en tirer du plaisir. »

Le mythe des huit verres d'eau par jour

Jennifer Lopez y attribue son teint radieux, Jennifer Aniston a toujours une petite bouteille d'eau à la main, mais est-ce vrai qu'une meilleure hydratation est la clé d'une plus belle peau ?

« Contrairement aux nombreuses histoires que vous avez entendues, rien ne prouve que, pour une personne bien portante, boire plus d'eau comporte des avantages pour la santé », selon un article du New York Times intitulé « No, You Don't Need to Drink 8 Glasses of Water a Day » (Non, vous n'avez pas besoin de boire 8 verres d'eau par jour). L'article ajoute aussi qu'aucune preuve n'appuie la croyance qui veut que boire plus d'eau contribue au maintien de l'hydratation de la peau, en améliore l'apparence ou combat les rides.

« Une fois que vous êtes suffisamment hydraté, après avoir bu du café, du thé ou quoi que ce soit contenant de l'eau - y compris des fruits, des légumes ou des popsicles -, votre corps élimine le reste », précise Timothy Caulfield, auteur d'Is Gwyneth Paltrow Wrong About Everything ? Buvez plus d'eau et un seul effet est assuré : vous passerez plus de temps à chercher la toilette la plus proche. Dans ce cas-là, combien de verres faut-il viser ? Quatre, comme on l'entend parfois ? Six ? Timothy Caulfield recommande de cesser de compter, et de simplement se laisser guider par sa soif.

Malgré tout, le mythe des 8 verres d'eau par jour (ou 12, si vous êtes Jennifer Aniston) a la peau dure. C'est un bon exemple, selon Timothy Caulfield, de l'impact qu'a notre obsession des célébrités sur notre comportement. « Je pense que c'est fascinant à quel point ça nous influence, même si c'est parfois de manière très subtile, explique-t-il. Les gens diront : "Ah, moi, vous savez, ça ne m'affecte pas." Bien sûr que si, ça vous affecte. »

PHOTO TIRÉE DU COMPTE INSTAGRAM DE JENNIFER LOPEZ

Jennifer Lopez attribue son teint radieux à la grande quantité d'eau qu'elle ingère. 

À l'ombre de l'orthorexie

Jordan Younger paraissait éclatante de santé sur son blogue The Vegan Blonde. La réalité était tout autre, dit-elle : « J'étais misérable. J'étais devenue obsessive à l'extrême, j'avais éliminé tous les groupes alimentaires un à un, et j'avais développé toutes sortes de phobies. »

« Je passais 100 % de mon temps à préparer mes repas, explique-t-elle. Si je n'étais pas en train de cuisiner, je pensais à mes prochaines recettes ou à ma liste d'épicerie. Je planifiais des semaines à l'avance. Je me couchais en pensant à ce que j'allais manger au déjeuner, et je déjeunais en pensant au dîner. »

Le désir de manger sainement, une bonne chose en soi, peut basculer vers l'orthorexie lorsqu'il devient une obsession maladive. « Les gens développent une rigidité et ça devient impossible de dévier. C'est un job à temps plein », explique la psychologue Stéphanie Léonard, qui précise qu'« il faut être prudent dans les interprétations parce que c'est un trouble qui n'est pas encore officiellement reconnu ». (Cela pourrait changer prochainement, puisque l'orthorexie a failli être intégrée à la version la plus récente duManuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, le DSM.)

Il n'existe pas pour l'instant de critères officiels permettant de diagnostiquer ce trouble alimentaire. De manière informelle, cependant, il y a le test de Bratman, conçu il y a une vingtaine d'années par le médecin californien qui a inventé le terme « orthorexie ».

Test de Bratman

1. Passez-vous plus de trois heures par jour à penser à votre régime alimentaire ?

2. Planifiez-vous vos repas plusieurs jours à l'avance ?

3. La valeur nutritionnelle de votre repas est-elle à vos yeux plus importante que le plaisir de le déguster ?

4. La qualité de votre vie s'est-elle dégradée alors que la qualité de votre nourriture s'est améliorée ?

5. Êtes-vous récemment devenu plus exigeant envers vous-même ?

6. Votre amour-propre est-il renforcé par votre volonté de manger sainement ?

7. Avez-vous renoncé à des aliments que vous aimiez au profit d'aliments « sains » ?

8. Votre régime alimentaire gêne-t-il vos sorties, vous éloignant de votre famille et de vos amis ?

9. Éprouvez-vous un sentiment de culpabilité dès que vous vous écartez de votre régime ?

10. Vous sentez-vous en paix avec vous-même et pensez-vous bien vous contrôler lorsque vous mangez sainement ?

Le site Extenso de l'Université de Montréal indique que vous souffrez peut-être d'orthorexie si vous avez répondu oui à quatre de ces questions ou plus, et vous suggère alors d'en parler à un nutritionniste et à un psychologue.

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Le désir de manger sainement, une bonne chose en soi, peut basculer vers l'orthorexie lorsqu'il devient une obsession maladive.