Alexandre Craig vit avec des acouphènes. Le tintement qu'il entend du matin au soir est parfois discret, parfois aussi strident que le sifflement d'une bouilloire, une condition qu'il qualifie lui-même de supplice: «Tu vas vivre avec ce son-là en permanence, dit cet intervenant social de 27 ans. Le plus difficile, c'est de faire le deuil du silence.»

Comme plusieurs d'entre nous, il utilisait ses écouteurs constamment. Les premiers iPod sont apparus il y a un peu plus de dix ans et depuis, ils se sont infiltrés dans toutes les sphères de nos vies. On les utilise pour communiquer, écouter de la musique, des livres audio et des films, travailler, jouer, faire de l'exercice et apprendre. Ils figurent même sur la liste d'effets scolaires de certaines écoles, dès la première année du primaire.

Comme l'explique Julie Baril, audiologiste, «la différence, c'est la technologie. Quand moi j'étais plus jeune, j'avais un baladeur avec des piles. J'écoutais deux ou trois chansons des Backstreet Boys et je n'avais plus de piles, donc je faisais attention. Maintenant, on a des centaines de chansons, et c'est facile à charger, donc la plupart des gens finissent par écouter beaucoup plus de musique.»

Les experts recommandent une limite sécuritaire d'environ 75 décibels, que 60 % des adolescents dépassent tous les jours, selon une étude effectuée pour l'Institut national de santé publique du Québec en 2008.

Une loi en France impose d'ailleurs une limite de 100 décibels aux baladeurs. Aucune loi semblable n'existe ici, où le son des lecteurs numériques excède souvent les 120 décibels, soit un niveau comparable au moteur d'une tondeuse.

Les scientifiques continuent d'étudier les impacts du port des écouteurs, qui est après tout un phénomène relativement récent. De plus en plus, il est clair que les premières victimes de ce bruit constant sont nos oreilles. Le Regroupement québécois contre le bruit rapporte que le nombre d'appareils auditifs chez les 25 à 54 ans a augmenté de 44 % en 10 ans. Pendant la même période, les consultations pour des problèmes d'audition chez les 25 à 27 ans ont augmenté, elles, de 150 %.

Les problèmes auditifs sont encore plus marqués chez les jeunes, qui grandissent les écouteurs vissés aux oreilles et conservent leurs mauvaises habitudes une fois adultes. Un adolescent sur cinq est atteint d'une déficience auditive légère, selon le journal de l'Association médicale américaine. Cela signifie que ces jeunes ne peuvent percevoir ni les bruissements ni les chuchotements et ont de la difficulté à distinguer les consonnes comme les T et les K.

Le problème, selon Julie Baril, c'est que la perte auditive est extrêmement graduelle. «On ne remarque pas toujours la baisse tout de suite, particulièrement chez les jeunes. Souvent, on voit apparaître les premiers symptômes, comme l'hypersensibilité au bruit, mais la perte auditive apparaît un peu plus tard. C'est difficile de dire aux jeunes, n'écoutez pas de musique forte en ce moment, parce que dans cinq ou dix ans, vous allez avoir des difficultés d'écoute.»

Alexandre Craig, lui, utilisait ses écouteurs plusieurs fois par jour, tous les jours, à plein volume. Il remarquait que les acouphènes étaient de plus en fréquents et duraient de plus en plus longtemps. Et puis un jour, en 2007, le sifflement est réapparu, pour ne plus jamais disparaître. La surexposition au bruit avait pour lui plusieurs sources: passionné de musique, chanteur et guitariste dans deux groupes, il assistait à de nombreux concerts. Les écouteurs ont toutefois définitivement contribué à ses problèmes, selon lui. «C'est sûr que je ressens une espèce de frustration, dit-il. Pourquoi on ne m'en a pas parlé avant? Pourquoi n'y a-t-il pas de sensibilisation, justement au niveau des écouteurs? C'est de plus en plus populaire, on voit tout le monde avec des gros «Beats by Dre» (marque d'écouteurs haut de gamme), mais personne ne parle des risques.»

Selon l'audiologiste et professeur à l'Université de Montréal Benoît Jutras, les acouphènes sont souvent un premier signe que quelque chose ne va pas. «Lorsqu'on entend un sifflement ou un bourdonnement, c'est comme une alerte, un cri d'alarme des oreilles qui nous disent avoir été exposées à un bruit fort. C'est une fatigue de l'oreille.»

Les ramifications des troubles auditifs sont nombreuses. Alexandre Craig, par exemple, ne peut dormir sans le bruit d'un ventilateur, qu'il met en marche afin d'atténuer le sifflement qu'il entend même la nuit. Lorsqu'il voyage, il doit amener un ventilateur avec lui. Au travail, il a souvent besoin d'une musique de fond pour être capable de se concentrer.

Julie Baril est d'ailleurs convaincue qu'il y a un lien entre la santé mentale et la santé auditive, et y a même consacré son doctorat. «Un exemple facile: vos oreilles silent, vous avez de la difficulté à dormir, donc vous êtes plus stressé, ce qui mène à une dépression, illustre-t-elle. De ne pas pouvoir communiquer amène éventuellement l'isolement.»

Un isolement qui est de plus en plus remarqué dans les recherches portant sur les écouteurs. Dès l'invention du Walkman par Sony en 1979, les sociologues notaient son caractère antisocial. Écouter de la musique devient depuis un acte de plus en plus solitaire.

Porter des écouteurs en permanence peut aussi avoir un effet sur notre santé physique. Tout bruit constant, même si c'est de la musique, est un agent stressant qui peut occasionner des problèmes. Les travailleurs exposés au bruit sont plus à risque pour les maladies cardio-vasculaires, par exemple. De plus en plus d'études démontrent par ailleurs que le bruit environnant affecte la santé, le sommeil, la concentration et l'apprentissage.

André Durocher, inspecteur au Service de police de la Ville de Montréal, croit que les écouteurs affectent aussi notre sécurité. «On n'a jamais été aussi branchés, mais en même temps aussi débranchés de notre environnement, dit-il. Ce que je fais maintenant, dès qu'il y a un accident qui implique un piéton, ma première question aux enquêteurs est toujours: Est-ce qu'il portait des écouteurs ou était en train de texter?» Il explique que personnellement, il n'aime pas porter d'écouteurs à l'extérieur. «J'aime savoir ce qui se passe autour de moi. Cela étant dit, si vous tenez absolument à vous promener avec des écouteurs, soyez conscient de votre environnement et assurez-vous d'être capable d'entendre ce qui se passe.»

Aujourd'hui, Alexandre Craig utilise encore ses écouteurs, mais plus rarement, et à plus faible volume. «C'est sûr que ça me manque, sentir l'espèce de pulsation de la musique, dit-il, mais je la retrouve avec la musique live». L'important, selon Julie Baril, c'est d'être prudent. «Quand on parle de musique, on parle de plaisir, alors il ne faut pas dire aux gens de ne plus écouter de baladeur. Il faut tout simplement adapter son écoute à ses oreilles et s'arrêter dès que l'on remarque des symptômes de fatigue auditive.»