Dépêché hier pour couvrir une simple conférence de presse, Cathal Kelly, du Toronto Star, a terminé sa journée la tête ensanglantée dans le vestiaire de la Corée du Nord. Récit d'un après-midi rocambolesque pendant lequel des fils barbelés ont rapproché des êtres de deux univers culturels bien différents.

C'était mon plan rusé pour pénétrer le mur du silence qui entoure l'équipe de la Corée du Nord: d'abord me blesser sérieusement!

 

Mon collègue Jean-François Bégin, de La Presse, et moi sommes arrivés à Tembisa, à 35 kilomètres de Johannesburg, vers 16h. Une heure avant la conférence de presse et l'entraînement public des Nord-Coréens.

La rumeur voulait que quatre membres de l'équipe aient choisi de faire défection. Les Nord-Coréens, réputés pour leur culte du secret, n'avaient pas commenté. La presse internationale espérait connaître le fond de l'histoire. Ou au minimum, être capable de compter le nombre de joueurs sur le terrain.

Situé au milieu d'une série de bungalows serrés les uns contre les autres, le stade de Tembisa est protégé par une clôture de huit pieds, surmontée de fils barbelés. Les gens que j'ai rencontrés ici m'ont dit qu'après quelques mois, on ne remarquait plus les fils. Ils sont littéralement partout, autour des bureaux, des maisons, des parcs, des églises.

J'étais en train de rêvasser, accoté sur un camion de la télévision portugaise, lorsque j'ai glissé sur le mur. J'ai ressenti une déchirure. Le fil barbelé dépassait, suspendu à environ six pieds au-dessus du sol. Ma tête l'a effleuré. Une impressionnante quantité de sang jaillissait.

Jean-François a sauté de la voiture et a couru chercher des policiers.

Je n'éprouvais aucune douleur, mais je désirais désinfecter la blessure le plus vite possible. Je me suis rendu là où Jean-François négociait avec les policiers.

Ils m'ont laissé passer. Quelques minutes plus tard, un véhicule paramilitaire s'est arrêté, avec une trousse de premiers soins. Ils ont pu désinfecter ma tête.

-Y a-t-il un docteur?

-Non.

-Et les Nord-Coréens? Ils ont un médecin, n'est-ce pas?

Le policier m'a souri. Entre-temps, une gardienne de sécurité prénommée Marta s'est approchée de moi. «Vous êtes couvert de sang! Vous devez être lavé. Venez dans le stade.»

Elle m'a fait entrer. Au bout du corridor, j'ai franchi une porte. Nous étions dans le vestiaire de l'équipe de la Corée du Nord. Une salle comme celles de nos écoles secondaires: casiers et banc en bois, quelques toilettes.

Marta a nettoyé ma tête avec des rouleaux de papier hygiénique. Elle m'a demandé de tout balancer dans une toilette. Une seule fonctionnait. J'ai bloqué l'autre. Mes excuses à l'équipe de la Corée du Nord.

Pas de conférence de presse

Peu avant 17h, le cortège nord-coréen est arrivé. Les rideaux dans l'autobus de l'équipe étaient fermés. Lorsque la porte s'est ouverte, une centaine de journalistes se sont mis à courir.

Conférence de presse reportée, nous ont indiqué les dirigeants de la FIFA, qui nous invitaient plutôt à regarder l'entraînement dans les gradins. Je me suis avancé: «Y a-t-il un médecin avec l'équipe? Je me suis fait mal», ai-je demandé à un homme avec un accent anglais qui semblait être le responsable des lieux. «Je pense que c'est impossible, m'a-t-il indiqué. Mais je vais essayer.» Quelques instants plus tard, il est venu de me voir et m'a chuchoté: «Venez avec moi.»

Devant une porte, un homme aux couleurs de la Corée du Nord. Un joueur l'accompagnait. Le joueur s'est retourné vers moi, les yeux grands ouverts. Il a penché sa tête vers le sol. Il ne cessait de regarder ses souliers.

Le dirigeant m'a pris le bras et m'a poussé dans une salle. «Vous, ici», m'a-t-il ordonné. Le joueur m'a suivi nerveusement. La porte s'est refermée et nous étions seuls dans le vestiaire de la Corée du Nord. Le décor était spartiate: les uniformes bien pressés, au-dessus des sandales de douche.

Le joueur est allé vers l'autre côté de la salle, s'est assis et a fixé le mur en silence. Plus tard dans la soirée, après avoir vu des photos, j'ai réalisé que c'était le défenseur Ri Hun-Il.

Au début, il y a eu un long silence.

«Allo», ai-je dit pour briser la glace.

-Allo, m'a répondu Ri, incertain.

J'ai pointé ma tête. «Fils barbelés.» J'ai mimé la scène de mon accident.

«Vous, Brésil», je lui ai dit en levant mon pouce. Il m'a répondu avec un autre sourire incertain.

J'ai mimé une course folle. Les Nord-Coréens ont perdu leur premier match contre les Brésiliens, mais se sont fait remarquer en courant comme des diables pendant toute la partie. Je lui ai de nouveau levé mon pouce. «Très bien», lui ai-je répété.

Je réalisais que j'étais en train de mener la première entrevue individuelle de l'histoire avec un joueur nord-coréen dans son vestiaire. Au même moment, le médecin est arrivé dans sa veste de l'équipe. «Je suis le premier médecin de l'équipe», a-t-il déclaré dans un anglais décent.

«Je me suis coupé à la tête.» Il a déroulé un pansement et m'a lancé quelques «oh!» sympathiques. À son tour, il a examiné la blessure. «Ça prendra des points de suture.À l'hôpital. Vous devez recevoir des médicaments.»

-Vous les avez ici?

-Non. Je les ai laissés à l'hôtel, m'a-t-il dit, déçu.

«Je suis désolé pour vous», m'a confié le médecin en touchant son coeur. Il s'excusait de ne pas avoir les médicaments sous la main et pour l'incident. À ce moment précis, je me suis senti plus proche de lui que de n'importe quel médecin dans ma vie. Je lui ai demandé son nom. Il a ignoré ma question.

Un autre dirigeant nord-coréen - un entraîneur-adjoint? - est entré dans la pièce pour parler à Ri. Il m'a aperçu du coin de l'oeil. J'ai pensé qu'il allait s'évanouir. Il se balançait sur place après avoir éloigné ses yeux des miens, confus, apeuré même. Je l'ai salué de la main. Il a écarquillé les yeux. J'ai laissé ma main dans les airs. Il s'est retourné vers ses compatriotes et m'a répondu lentement d'un geste de la main avant de prendre la fuite sans même parler à Ri.

Je me suis levé et j'ai serré la main du médecin. Ri s'est aussi levé. J'ai également serré sa main. Je les ai remerciés tous les deux. Ils ont souri et acquiescé. Puis je suis parti.

Comme plusieurs d'entre vous, je croyais que les Nord-Coréens étaient des robots privilégiés qui mangent bien pendant que leurs compatriotes mangent du gazon. Mais ces deux hommes m'ont fait changer d'avis.

Le régime est diabolique.

Pas eux.