En arrivant à Kabarnet, le regard est vite attiré par de hautes tours qui dominent le centre-ville englouti par la poussière matinale. Le nom de la célèbre marathonienne Mary Keitany (quatre victoires à New York et trois à Londres) est étroitement lié à l’édification de ces imposantes structures, une anomalie architecturale au sein du paysage.

Il est fréquent que les coureurs kényans qui remportent des marathons majeurs réinvestissent leurs gains dans des entreprises locales, apportant ainsi un coup de fouet à l’économie de leur région d’origine. Peu importe la somme qu’ils accumulent au cours de leur carrière, la plupart des athlètes reviennent à leurs racines. Leurs réalisations inspirent la jeune génération, créant ainsi un cycle de motivation bénéfique pour l’avenir du sport.

Lornah Kiplagat a fondé le High Altitude Training Centre, jetant les bases du tourisme étranger à Iten, et tout juste à côté, l’olympien Wilson Kipsang a ouvert le Keellu Resort Centre, un hôtel apprécié des coureurs.

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Le Keellu Resort Centre ouvert par le marathonien Wilson Kipsang

Abel Kirui, double champion du monde, médaillé olympique et lauréat de plusieurs marathons prestigieux, se remémore une jeunesse frugale où il courait motivé par un simple morceau de pain. « À l’époque, le sport ne coûtait presque rien. Pas besoin de bons souliers ou de montre. Nous étions incapables de nous permettre un repas aussi simple que des spaghettis. »

Abel a réinvesti dans sa communauté du comté de Bomet. « J’ai acheté des arbres fruitiers, développé l’élevage en achetant du bétail et contribué à l’éducation locale en fondant une école. Le rêve kényan pour moi, c’est réussir pour que les générations futures aient une vie moins difficile. »

En revanche, pour certains, l’entrée soudaine de l’argent dans leur vie constitue un défi de taille, étant donné qu’ils n’ont jamais eu à gérer de telles sommes auparavant. Cette situation les expose parfois à des fréquentations néfastes et à des conseils financiers douteux. On leur suggère d’investir dans l’achat de terres, de construire des habitations, d’acheter des matatus, mais ces conseils émanent souvent de personnes qui n’ont aucune expérience en matière de gestion financière.

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Le frère Colm O’Connell

« À la fin de leur carrière, certains athlètes émérites se retrouvent sans repères. Après avoir été le roi de la piste, le retour à la réalité peut être abrupt. Pour de nombreux Kényans, en particulier les hommes, cela peut s’accompagner de luttes contre l’alcoolisme, la dépression et la faillite », évoque avec gravité le frère Colm O’Connell.

Bernard et Cornelius

À la noirceur de chaque matin débute le même carambolage symphonique. L’appel à la prière de la mosquée voisine rivalise avec la chorale de mille oiseaux, des coqs, des chiens et, surtout, les alarmes de coureurs.

Je rejoins Bernard Kipsang et Cornelius Jepkoech pour une sortie d’une dizaine de kilomètres. Je les remercie de m’avoir ménagé alors que je termine blême et étourdi, tandis qu’eux n’ont pas l’air d’avoir sué une seule goutte.

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Bernard Kipsang

« Le mot s’est répandu partout dans la vallée [du Grand Rift]. Il y a une véritable migration des campagnes vers Iten. Les coureurs sont à la recherche d’un avenir meilleur et c’est l’endroit idéal pour attirer l’attention de l’industrie », explique Cornelius, lui-même natif de Kericho, une commune pauvre à plusieurs heures de route.

Bernard est un marathonien professionnel, tandis que Cornelius aspire à le devenir l’année prochaine. Avec le salaire du premier, les deux partagent leurs repas, leurs vêtements et les frais de loyer.

On s’arrête au marché avant le dîner. Ugali, tomates et patates douces sont au menu. Un appétit pour l’essentiel. Mes hôtes n’ont jamais bu une goutte de bière de leur vie.

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Cornelius Jepkoech

« Nous n’avons pas de nutritionniste, nous ne mangeons pas ce que nous voulons, mais ce que nous avons, révèle Bernard. Ici, il n’y a pas de raccourcis. On court sans manger, sans eau, sans suppléments ni gels. »

Alors qu’une poule en liberté s’invite dans la modeste demeure, nous sommes les trois coincés sur un sofa d’une place, à observer Daniel Ebenyo s’échauffer pour la finale du 10 000 mètres au championnat du monde, tandis que la diffusion coupe sans cesse, faute d’une bonne connexion. Les deux hommes ont grandi en admirant leurs aînés, témoins de générations de champions entrées au panthéon du pays ; maintenant, ils regardent leurs partenaires d’entraînement.