(Lustenau, Autriche) Le fond de l’air est frais en ce milieu d’après-midi, jusqu’à ce que les nuages fendent en deux. La Kirchplatz est inondée de soleil, tellement que la terrasse du Schmugglar devient trop chaude pour s’y attabler, du moins après une marche de 40 minutes à partir de la gare.

On s’installe donc à l’intérieur, où le serveur n’a pas à enquêter bien longtemps pour comprendre que son client n’est pas du coin ; une question de relance après le « Guten Tag » a suffi. Il passe vite à l’anglais.

« Qu’est-ce qui vous amène en ville ? », demande-t-il.

— Je prépare un reportage sur David Reinbacher, un joueur de hockey qui appartient à Montréal, qui joue à Kloten et qui vient d’ici.

À notre tour d’y aller d’une déduction rapide : le pauvre serveur n’avait jamais entendu ce nom avant ce mercredi. Le regard vide, la parole coupée : ses sens sont désactivés. Son collègue garçon de table ne semble guère plus au fait de l’existence de son concitoyen qui fera, un jour, partie de la relance du Canadien.

L’addition payée, le sandwich dévoré, on reprend la marche vers l’aréna, le seul en ville, en fait. On croise des boulangeries, des maisons bien tenues, des haies de cèdre aux angles droits comme la mâchoire de Michael Schumacher.

PHOTO GUILLAUME LEFRANÇOIS, LA PRESSE

Une maison à Lustenau

Nulle trace de hockey, cependant. En arrivant sur le terrain d’une école, les terrains de tennis en terre battue sautent aux yeux. En face, un centre sportif. À côté : une piste d’athlétisme qui semble relativement récente. Et face à cette piste : le Rheinhalle Lustenau. Un aréna, mais pas de hockey pour le moment, car c’est l’heure du patinage artistique.

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Le centre sportif de Lustenau

La ville n’est pas exactement hockey, mais il y a néanmoins des passionnés, comme Herbert Oberscheider, propriétaire de l’EHC Lustenau, le club professionnel qui joue ici. « L’aréna date de 52 ans et on en veut un nouveau. J’ai un plan avec du financement privé pour un aréna multifonction. On a un budget de 80 millions d’euros, pour 6000 sièges », détaille-t-il fièrement.

Oberscheider est fier de sa région, fier d’affirmer qu’il s’agit d’un peuple travaillant. « Du Vorarlberg à Salzbourg, on travaille fort. Le reste du pays, ce sont des lâches ! », laisse-t-il tomber dans un éclat de rire. Les Autrichiens du coin ont d’ailleurs un dicton : « Schaffe, schaffe, Haüsle baue. » Traduction : « Travaille, travaille, bâtis une maison. »

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Herbert Oberscheider, propriétaire de l’EHC Lustenau

Le Vorarlberg est isolé du reste de l’Autriche, comme une excroissance à l’ouest du pays. Les gens du coin sont géographiquement plus près de la Suisse, et parlent un dialecte alémanique différent du reste du pays, qui ressemble davantage à celui des Suisses allemands.

Des liens profonds

Ici, la famille Reinbacher est connue. Oberscheider les connaît depuis une mèche. Il brandit même une vieille carte d’identité de l’espoir du CH. « C’est son premier passeport de joueur. Je ne sais pas comment ça marche au Canada, mais ici, vous devez aller voir un médecin pour qu’il vous autorise à jouer au hockey. »

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Le premier passeport de joueur de David Reinbacher

Le père, Harald Reinbacher, a joué et coaché. David et son grand frère, Tobias, ont joué ici. Oberscheider nous sort la preuve : le programme 2008-2009 de l’EHC Lustenau.

Le lendemain, de retour à Kloten, on présente la photo à David Reinbacher qui, initialement, se trompe sur sa propre identité ! Il reprend vite ses esprits.

« Ça, c’est mon père. Lui, c’est grand-papa Sigi, on le surnommait ainsi. Ça, c’est Lenz. Oh oui, c’est vrai, lui, c’est moi ! Ça, c’est Luca, il joue avec mon frère. Lui a lâché, lui aussi, lui aussi. Lui, c’est le fils du propriétaire. »

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De l’Autriche, une revue dans laquelle se trouve une photo d’équipe de David Reinbacher à l’âge de 4 ans. Le jeune joueur de hockey est repêché par le Canadien.

Il avait beau avoir 4 ans sur la photo, il n’a pas oublié grand monde.

Et la famille

Lorsque Reinbacher a signé son contrat avec le Canadien l’été dernier, deux semaines après avoir été le 5e choix au total du repêchage, une caméra de l’équipe l’a suivi. On le voit appeler son père, ému comme le sont rarement les grands adolescents.

Regardez David Reinbacher appeler son père

Pour comprendre sa réaction, il faut justement savoir d’où il vient. Quand on joue au hockey dans le Vorarlberg, cette région d’à peine 400 000 âmes, il faut un jour ou l’autre s’exiler. « Les plus gros clubs suisses offrent plus d’occasions, et le hockey est meilleur. Tu as plus d’entraînements, c’est plus professionnel », résume Herbert Oberscheider.

L’exil à un jeune âge permet aussi d’accumuler suffisamment d’années d’expérience pour décrocher une licence de joueur suisse. Cette licence est cruciale à l’âge adulte, puisqu’elle permet au joueur de compter comme un joueur suisse, plutôt que comme un « étranger ». Une équipe peut seulement compter six étrangers ; ces postes sont donc prisés et rarement donnés à des jeunes. Autrement dit, Reinbacher aurait difficilement pu jouer à Kloten l’an dernier, à 18 ans, sans cette licence.

Alors comme d’autres l’ont fait avant lui, il s’est poussé, « à environ 1 heure 20 minutes de voiture de chez nous », décrit Reinbacher. Une heure vingt parce qu’il continuait de vivre à Lustenau malgré tout.

« J’ai essayé de vivre en famille de pension, j’avais 13 ou 14 ans, mais la maison me manquait trop. Donc mon père a accepté que l’on fasse la route tous les jours. Mes grands-parents ou mon oncle me conduisaient parfois. Je suis très reconnaissant. »

Alors les larmes, c’était pour ça. « On a vécu des moments difficiles. Mes parents se sont séparés, je ne veux pas trop aller dans les détails. La famille a fait beaucoup de sacrifices. Mon grand-père travaille encore pour nous acheter des choses. Je lui ai dit qu’il n’avait plus besoin de le faire, que bientôt, je pourrais tout leur redonner. Quand j’ai vu que je pouvais signer un contrat de la LNH, en partant de mon petit village, avec la chance de jouer bientôt, ça a fait remonter plusieurs souvenirs. »