Quiconque a ouvert un bulletin sportif au cours des derniers jours sait à quel point les joueurs du Lightning de Tampa Bay ont le cœur à la fête.

La Bud Light coule à flots. Les t-shirts, pendant les rares minutes où ils sont portés, ironisent sur la situation salariale du club. La foule est en liesse. Nikita Kucherov est dans un état second. Un petit lundi en Floride, en somme.

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Nikita Kucherov aspergé de Bud Light lors des célébrations de la Coupe Stanley, lundi à Tampa

Silencieusement, pendant que ses hommes continuent de s’hydrater, Julien BriseBois, lui, est rentré au bureau. Dans ses mots : « Je prends une pause des célébrations pour vaquer à mes responsabilités de directeur général. »

En entrevue avec La Presse, le Québécois avance humblement qu’il a « du pain sur la planche ». Comme ses homologues, il doit se préparer pour le repêchage d’expansion du 21 juillet. Deux jours plus tard aura lieu le repêchage d’entrée, au cours duquel son équipe ne parlera pas avant le 95rang. Et le 28 juillet s’ouvrira le marché des joueurs autonomes.

Surtout, comme si ce n’était pas assez, le directeur général doit assainir son budget. À l’heure actuelle, selon le site de référence CapFriendly, sa formation de 2021-2022 dépasse de 3,5 millions le plafond salarial en vigueur, et ce, même s’il ne dispose que d’un gardien, de cinq défenseurs et de douze attaquants de la LNH sous contrat.

Même si le Kraken de Seattle lui faisait une fleur en le libérant d’un haut salarié à la production modeste – au hasard : Tyler Johnson –, il lui faudrait encore trouver de l’espace supplémentaire pour qu’un groupe de 23 joueurs amorce la prochaine saison. Des décisions douloureuses seront donc inévitables.

« Il est toujours difficile de laisser aller des joueurs qu’on affectionne, encore davantage quand on a gagné un championnat avec eux, reconnaît BriseBois. Je ne peux pas trop penser à ça. Comme DG, je dois regarder vers l’avant et prendre des décisions pour essayer de maintenir notre équipe au sommet du classement année après année. »

Des brèches à colmater

Certains membres du « noyau » de cette équipe « ne s’en vont nulle part », promet-il. Des joueurs « d’élite » qui sont « dans la période la plus productive de leur carrière », et d’autres qui « entament » cette même période. Comme il refuse de les nommer, risquons une liste : Andrei Vasilevskiy, Nikita Kucherov, Brayden Point et Victor Hedman dans la première catégorie ; Mikhail Sergachev et Anthony Cirelli dans la seconde.

Néanmoins, le repêchage d’expansion lui coûtera assurément un joueur de qualité qui est avec l’équipe depuis plusieurs années. Quant à Barclay Goodrow, Blake Coleman et David Savard, ils font partie d’un groupe de joueurs autonomes qu’on ne pourra « certainement pas tous ramener ».

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Barclay Goodrow

Bref, les « brèches » seront nombreuses à « colmater ». Ce qui fait dire à BriseBois que la troisième Coupe Stanley de son règne comme directeur général, que ce soit dès l’année prochaine ou au cours des suivantes, « sera la plus difficile à remporter ».

Remarquez, ce n’est pas comme si le titre décroché la semaine dernière avait été acquis en claquant des doigts.

Au cours d’un point de presse, mardi matin, BriseBois a dressé, devant les membres des médias de Tampa, la liste de ses joueurs qui avaient joué en dépit de blessures pendant les séries éliminatoires.

Hedman, le général en défense, s’est déchiré le ménisque le 30 mars dernier ; il a donc combattu la douleur pendant trois mois, ne ratant que deux rencontres au premier tour contre les Panthers de la Floride. Goodrow et Ryan McDonagh ont disputé la finale avec chacun une main fracturée.

Ça, ce sont les cas « ordinaires ». Car la liste s’allonge.

Alex Killorn s’est fracturé la jambe à deux endroits en bloquant un tir de Jeff Petry dans le premier match de la finale contre le Canadien. Cinq jours plus tard, et alors qu’on lui avait inséré une tige dans le péroné, il patinait dans l’espoir de revenir au jeu. « C’est comme ça qu’on gagne une Coupe Stanley », a dit BriseBois, la voix brisée par l’émotion.

Nikita Kucherov

Et il y a, enfin, Nikita Kucherov. Celui qui a compressé au possible sa réadaptation après une opération aux hanches afin de retrouver son équipe au premier tour des séries. Et celui qui, après une fracture aux côtes subie en demi-finale contre les Islanders de New York, a reçu des injections avant chaque match de la finale afin d’apaiser la douleur.

Des injections « très peu agréables », de rappeler BriseBois qui, sans excuser entièrement son joueur étoile, estime qu’elles peuvent avoir contribué au « trop-plein » d’émotions démontré à la suite de l’ultime victoire des siens.

En point de presse, le Russe avait lancé des pointes aux partisans du Canadien et avait grossièrement déclaré que son coéquipier Andrei Vasilevskiy aurait dû remporter le trophée Vézina, remis quelques jours plus tôt à Marc-André Fleury.

La longue réadaptation des mois précédents, la douleur de sa blessure aux côtes, l’« exubérance » de sa personnalité ainsi que l’euphorie de la victoire ont fait en sorte que, « probablement, ce n’est pas sorti de la manière dont il l’aurait voulu », croit BriseBois. « Pour le connaître, je sais qu’il ne veut manquer de respect à personne. »

Puisqu’il est question de Kucherov, aussi bien aborder la situation qui a choqué tant de partisans de hockey, soit son retour au tout premier match des séries, après que son équipe eut pu traverser la saison entière sans composer avec son imposant salaire.

PHOTO KIM KLEMENT, USA TODAY SPORTS

Nikita Kucherov

Le patineur a déjoué tous les pronostics en renouant avec la compétition plus vite que tout ce qu’on aurait imaginé, insiste BriseBois. À l’évidence, on n’a donc pas repoussé son retour, comme le voulait une théorie populaire sur les réseaux sociaux.

Par ailleurs, sans un calendrier raccourci par la pandémie de COVID-19, il serait revenu pendant la saison. Or, sans pandémie, le plafond salarial aurait été plus élevé ; le cas échéant, « on aurait échangé un joueur relativement facilement » pour faire de la place à l’ailier droit sur la masse salariale du club, souligne BriseBois.

Un concours de circonstances du genre, « je ne vois pas le jour où ça va se reproduire », conclut-il à ce sujet.

« Plus facile »

Alors que s’amorcent les deux semaines les plus occupées de l’année pour les directeurs généraux de la LNH, le téléphone de BriseBois sonne déjà. Et beaucoup. Ici et là, on s’enquiert de la disponibilité de tel ou tel joueur.

En réalité, nuance le Québécois, malgré les décisions possiblement déchirantes qui l’attendent, la saison morte 2021 s’annonce « plus simple » que la précédente. Il avait alors dû conclure de nouvelles ententes avec Anthony Cirelli, Mikhail Sergachev et Erik Cernak, trois jeunes joueurs talentueux qui venaient d’écouler leur contrat d’entrée et qui n’avaient pas droit à l’arbitrage – le type de négociation « le plus complexe », selon lui.

Et il y avait, surtout, l’immense part d’inconnu liée à la pandémie. Y aurait-il une saison 2021 ? Quand commencerait-elle ? Pourrait-elle se jouer en entier ? Sous quels paramètres ? Et avec quels revenus ?

Avec un retour à la normale (ou presque) attendu pour l’automne, « je pense que ce sera plus facile », répète-t-il.

Si tout se passe comme prévu, Julien BriseBois espère pouvoir voyager au nord de la frontière au mois d’août afin d’y accompagner sa conjointe, leurs deux fils et… la Coupe Stanley !

« Je vais voir quand la Coupe est disponible et quand elle va être au Québec », dit-il, dans un rappel implicite que le trophée passera un bon moment dans la province, vu ses nombreux représentants dans l’organisation du Lightning.

Il a pu passer du temps avec ses parents au cours des derniers jours, puisqu’ils ont assisté au cinquième match de la finale. Autrement, sa sœur, sa grand-mère et ses amis, il ne les a pas vus depuis « au moins » février 2020. Les retrouvailles s’annoncent émotives.

En réalité, « depuis qu’on s’est vus, il y a eu deux Coupes Stanley… il s’en est passé, des choses ! ».

Difficile de mieux résumer l’époque unique de l’histoire du sport que sa formation vient de traverser. Peut-être aussi que le Lightning est, tout simplement, une bien bonne équipe de hockey.