Voilà presque 25 ans qu’autant de gardiens différents n’ont pas été mis à profit au cours des mêmes séries éliminatoires. Changement dans les pratiques… ou énième anomalie de cette saison rocambolesque ? Notre analyse, en chiffres.

Jusqu’à la semaine dernière, la question ne surprenait plus personne le matin des matchs des Golden Knights de Vegas : qui sera le gardien désigné ce soir ?

Pourtant, à une époque pas si lointaine, le fait qu’une équipe alterne entre ses portiers en pleines séries éliminatoires aurait passé pour de l’hérésie. À moins d’une blessure, un changement de gardien équivalait à un voyant rouge sur le tableau de bord : les choses allaient mal, il fallait brasser les cartes.

Comme la saison 2019-2020 ne fait rien comme les autres, un constat surprenant s’impose dans les statistiques des gardiens : en excluant le tour de qualification, pas moins de 26 membres de cette confrérie ont obtenu au moins un départ depuis le début des séries éliminatoires.

Plutôt qu’au nombre de minutes jouées, nous nous sommes intéressés au nombre de départs. Ce choix nous évite, par exemple, qu’un auxiliaire ayant joué une soixantaine de minutes éparpillées dans des causes perdues soit confondu avec un collègue qui s’est fait confier le filet pour un match en entier.

Il faut remonter à 1996 pour retrouver une valeur aussi élevée que cette année. Et à 1990 pour retrouver le sommet absolu (27) depuis l’instauration en 1987 du format actuel des éliminatoires de quatre rondes au meilleur de sept matchs. La moyenne de 1987 à 2019 a été de 21 gardiens, avec un plancher absolu de 16 en 2000. Aucun adjoint n’avait alors obtenu un départ !

Cette saison, nous constatons que la moitié des équipes en lice (9 sur 16) ont fait confiance à plus d’un gardien, et 22 des 26 gardiens de notre compilation ont obtenu trois départs ou plus. Cette valeur était seulement de 18 en 1996.

En outre, seulement trois équipes (Colorado, Dallas et Boston) ont dû s’ajuster en raison d’une indisponibilité attribuable à une blessure ou à la COVID-19, ce qui inclut le retrait volontaire de Tuukka Rask.

Les Golden Knigths ont certainement été les plus durs à suivre. Chacun des trois départs de Marc-André Fleury a suivi une victoire de Robin Lehner, dont deux par blanchissage. Dans une seule de ces situations (4e match contre Vancouver), le match était le deuxième en deux soirs.

Les Islanders ont eux aussi allègrement jonglé avec leurs gardiens. Semyon Varlamov a obtenu l’essentiel des départs, mais c’est tout de même Thomas Greiss qui s’est vu confier le filet pour l’ultime match contre les Flyers de Philadelphie.

Ce sont par contre les Canucks de Vancouver qui ont fait le geste le plus draconien en remplaçant Jacob Markstrom, qui a amorcé 160 matchs de saison depuis trois ans, par la recrue Thatcher Demko, en pleine série contre Vegas. Magique, Demko est passé tout près de réaliser l’impensable et de vaincre les Knights.

Ces cas de figure n’étonnent pas du tout David Marcoux, ex-entraîneur des gardiens de but chez les Flames de Calgary (2003-2009) et les Hurricanes de la Caroline (2014-2017).

Il rappelle notamment que les premières rondes des séries, tenues dans seulement deux arénas, ont imposé un calendrier compact truffé de séquences de deux matchs en 24 heures.

Amusé, il avance l’hypothèse que certaines équipes pourraient aussi avoir tenté de provoquer un effet de surprise vu le temps de préparation écourté, par exemple, par les matchs présentés l’après-midi. « En séries, tous les trucs sont bons, alors on envoie une petite balle courbe quand c’est possible, dit-il. La situation spéciale ouvrait la porte à toutes sortes de tests. »

Adjoints à la mode

L’élément le plus primordial derrière cette division du travail est sans doute la qualité et la préparation des gardiens auxiliaires.

La tendance est nette dans la LNH depuis quelques années : la plupart des équipes allègent la charge de travail de leur gardien no 1 au profit d’un adjoint qualifié qui donne une chance à son équipe de gagner chaque fois qu’il est envoyé dans la mêlée.

L’époque des mandats de 70 départs ou des réservistes spectateurs est pratiquement révolue – sauf peut-être à Montréal et à Winnipeg, mais c’est un autre dossier.

Dans tous les cas, le partage des tâches en séries apparaît comme une suite logique au partage pendant la saison. Nous avons comparé, sur une période de cinq ans, l’évolution du nombre de matchs disputés pendant la saison par les gardiens appelés à jouer en séries éliminatoires.

Pour les besoins de la cause, nous avons utilisé le nombre de matchs médian plutôt que moyen afin d’éviter que des gardiens trop ou trop peu occupés faussent les données. Et comme la saison 2019-2020 a été écourtée, nous avons utilisé comme base un calendrier de 70 matchs et l’avons projeté sur 82 parties.

Des signes du phénomène actuel s’étaient manifestés en 2015-2016, mais c’est réellement cette année que la cassure est nette, créée par des gardiens vedettes moins sollicités et par des auxiliaires plus aguerris. De 55 en 2017, le nombre médian de départs est passé à seulement 41 en 2020.

Un regard plus approfondi affine encore davantage la tendance. Nous avons divisé les gardiens en trois catégories : les gardiens titulaires (no 1), les gardiens auxiliaires (no 2) et les gardiens impliqués dans un partage quasi équitable des tâches (1A-1B).

L’exercice, une nouvelle fois, est éloquent : de 2016 à 2020, les « vrais » n1 impliqués en séries ont disputé en moyenne 11 matchs de moins pendant la saison régulière, et leurs adjoints, 8 de plus.

C’est évident que plus ils jouent, plus [les adjoints] sont prêts à prendre la relève.

David Marcoux, ex-entraîneur des gardiens de but

David Marcoux a travaillé, chez les Flames, avec Mikka Kiprussoff. Suivant notamment la volonté de l’entraîneur-chef Mike Keenan, le Finlandais a connu une séquence ininterrompue de 68 à 76 départs de 2005 à 2012. Dans l’intervalle, ses 9 adjoints ont compilé une fiche ronflante de 22-36-13.

Même le vétéran Curtis Joseph, atterri à Calgary en fin de carrière, ne réussissait pas à s’imposer lors des rares matchs qu’on lui accordait.

« Malgré son expérience, c’était très difficile pour lui de jouer une fois toutes les trois semaines, raconte Marcoux. Pour trouver une chimie avec ses coéquipiers et avoir de la crédibilité, il faut qu’un gardien ait de bons matchs, qu’il sente qu’il fait partie de l’équipe. »

Des fleurs pour Khudobin

C’est exactement ce qui se produit en ce moment pour Anton Khudobin, ex-protégé de Marcoux en Caroline. Adoré de ses coéquipiers, le Kazakh de 34 ans les voit se sacrifier sans relâche devant son filet. Avec un succès évident.

« C’est un gars extrêmement persévérant, capable de rallier les troupes, toujours là pour les autres, énumère Marcoux à propos du gardien des Stars. Alors quand il a la chance de jouer, tout le monde travaille deux fois plus fort. »

De fait, Khudobin est l’un des gardiens auxiliaires qui ont vu le plus d’action dans la LNH depuis quelques saisons.

Dans un contexte aussi tendu que celui des séries, composer avec un duo de gardiens prêts à jouer représente-t-il un défi de gestion particulier ? Moins qu’on pourrait le penser, selon notre expert.

« Tu peux être frustré et être un mauvais coéquipier, mais les gars n’ont aucun respect pour ça, rappelle David Marcoux. Ou tu peux être patient et être un bon coéquipier, et les gars vont tout donner quand tu vas jouer. »

Le choix ne devrait pas être trop difficile.