Vous savez comment sont les gens avec les superlatifs, ils veulent toujours savoir le plus et le moins. C’est souvent qu’on me demande : « C’est qui le plus grand athlète que t’as rencontré dans ta vie ? » Je réponds toujours que pour le plus grand, je ne sais pas. Mais pour le plus fin, le moins fucké par sa gloire, c’est Guy Lafleur.

Tout est relatif, bien sûr, et il s’en trouve toujours pour arguer que Lafleur n’est pas un modèle d’équilibre émotif. Mais j’insiste, si l’on se réfère à l’époque où Lafleur est arrivé au Forum qui était alors une colossale fabrique de zombies sur patins, on peut dire que c’est quasiment un miracle qu’il s’en soit sorti en aussi bonne santé mentale…

Reste qu’avant dimanche dernier, cela faisait bien 10 ans, sinon plus, que j’avais rencontré Lafleur. Ce que j’en disais, donc, datait un peu. Peut-être qu’il avait changé en vieillissant, peut-être n’était-il plus aussi fin ? … Les dernières nouvelles n’étaient pas très bonnes. Je suis de ceux qui ont haussé les épaules quand il a annoncé son retour. Pourquoi un retour ? Pas capable de tirer un trait, de passer à autre chose ? Aussi, quand on m’a demandé d’étrenner les grands reportages du samedi en allant rencontrer Lafleur à New York, j’ai dit oui pour New York. Mais pour Lafleur, j’avais peur. Je vous le dis de suite : j’avais tort.

Lafleur est encore plus fin qu’avant. Vous en voulez des superlatifs ? En v’là qui ne me forcent pas une seconde : le plus gentil, le plus charmant, le plus simple, le plus fin, c’est lui. Le plus content aussi. Lafleur heureux de jouer. Lafleur heureux à New York. Flower loves NY… L’autre chose qu’il faut que je vous dise de suite, c’est le pourquoi de cette folie de retour, à 37 ans, dans la Ligue nationale. Mais vous allez être déçu, je crois. C’est pourtant la meilleure excuse qu’on peut jamais avoir de commettre une folie : en avoir follement envie…

Le coffee shop d’un Ramada Inn dans la grande banlieue de New York, au petit déjeuner. On vient de rapporter à Lafleur que quelqu’un, à la télé, a prédit qu’il ne serait plus avec les Rangers à Noël. Lafleur qui tartinait un muffin en reste une seconde le couteau en l’air…

« Peuvent dire ce qu’ils veulent, je serai encore là au mois de mai. Qui sait, peut-être même au mois de juin. Et peut-être même au mois de septembre pour le début d’une autre saison… Que je compte 8 buts ou 12 ou 23, ce n’est pas très important. Je ne suis pas là pour impressionner personne. Ce qui importe, c’est que j’aie ma place dans cette équipe. Et je sais que je l’ai. T’as vu le match ? »

J’ai vu. C’était la veille au soir au Madison Square Garden.

De Dionne derrière le filet à Lafleur devant. Et compte. Son premier but en quatre ans moins quelque jours.

Et encore en seconde période. De Mullen à Lafleur. Et manque. D’un poil de rien.

Et encore en troisième. Le contraire cette fois. De Lafleur à Dionne qui se fait voler par le gardien, un but certain.

Et encore sur le but de Leetch, passes de Mullen et Lafleur.

Mais alors, allez-vous dire, il est toujours sur la glace ?

Que non. Seulement pour les attaques à cinq, plus un ou deux tours réguliers par période. Et encore, jamais plus d’une minute à la fois. Sauf que chaque fois qu’il embarque, il provoque quelque chose. Il « crée » quelque chose… Ce soir-là, Lafleur, un but une passe, aurait pu, comme rien, terminer sa soirée avec deux buts deux passes…

Mais alors, direz-vous, c’est le Lafleur des grandes années qui a ressuscité à New York, juste pour faire emmerder le Forum ?

Du tout. Ce n’est pas le grand Lafleur. C’en est à peu près les deux tiers. Comme moyenne bien sûr, Lafleur ne saurait être une fraction de quoi que ce soit.

Pendant vingt secondes c’est le grand Lafleur comme avant, l’envol, le coup de patin, la passe, la manœuvre derrière le filet, le timing d’avant…

Mais il y a aussi des cinq secondes d’affolement. Un face-à-face énergique, l’adversaire qui se pousse avec le puck, et Lafleur qui rame derrière, sauve qui peut le petit vieux.

Faut faire la moyenne des deux. Ça donne à peu près les deux tiers du Lafleur d’antan. Mais si vous vous rappelez comment il était grand, vous voyez bien que même les deux tiers, c’est encore plus grand que bien d’autres tout entiers…

« Flower ? C’est un de mes meilleurs joueurs offensifs », dira Michel Bergeron après le match. « Sans parler de son enthousiasme sur le banc et pendant les pratiques, ajoute-t-il, un des joueurs les plus plaisants qu’il m’a été donné de coacher. » Ce que Bergeron ne dit pas, c’est ses angoisses de début de saison :

— Comment tu vas le prendre si je ne t’habille pas pour un match ?

— Si tu ne m’avertis pas à la dernière minute, tout se passera bien, a promis Lafleur.

On devine qu’entre les deux s’est installée une complicité qui est un peu celle de la langue, beaucoup celle de l’âge… L’autre soir, sur les attaques à cinq, Bergeron avait demandé à Lafleur d’aller immédiatement se poster à la ligne bleue adverse, et d’attendre là, en embuscade, que le jeu se développe vers lui…

— Je me sentais comme un beau tata derrière les défenseurs adverses pendant que mes coéquipiers en arrachaient pour sortir le puck de notre zone. Je suis allé dire à Michel que je comprenais sa stratégie (c’est Mario Lemieux qui a parti ça à Pittsburgh), mais que le rôle ne me convenait pas. Il m’a dit OK, et il en a mis un autre à ma place. Il s’agit juste de se parler…

— Hâte de jouer contre le Canadien ?

— Oui et non… Oui pour le feeling, oui pour le public. Ça sera forcément un match un peu spécial pour moi… Non pour une quelconque vengeance comme tout le monde pense. Je n’ai pas le Canadien en tête. C’est fini, tout ça. « Ils » ont eu leurs torts, j’ai eu les miens, la page est tournée… J’ai du plaisir à jouer en ce moment comme jamais je croyais possible d’en avoir encore sur une patinoire. Je suis content d’être à New York comme jamais j’avais imaginé que je pourrais l’être dans cette ville que je détestais quand je venais y jouer. Je suis heureux. Alors la vengeance de quoi ? … Le seul regret qui se mêle parfois à mon fun, c’est d’avoir bêtement perdu quatre ans de ce fun-là…

Au fond, c’est simple, l’histoire de Lafleur. C’est l’histoire d’une peine d’amour. Il y a quatre ans, le Forum l’a crissé là et il ne l’a pas pris. Comme personne n’est capable de prendre ce genre de chose. Rappelez-vous quand votre blonde est partie, ça fait mal et ça dure des mois, à fond de désespoir. La salope, tu jures de te venger, de l’emmerder jusqu’à la fin de ses jours…

Et puis un beau matin, un an ou deux après, tu te réveilles et youppi, c’est fini. Ta vieille blonde te fait moins d’effet qu’une tondeuse à gazon. Tu ne te rappelles plus pourquoi tu l’haïssais. T’es plus en amour. Et en attendant que ça te reprenne, la vie n’a jamais été aussi belle…

Lafleur en est exactement là. En amour avec la vie quatre ans après que le Forum l’a obligé à prendre une retraite dont il ne voulait pas. Heureux comme il ne se souvient plus de l’avoir été.

Heureux tiens, comme ce type sur l’affiche qui fait la publicité des souliers Jump dans le métro de New York, il saute si haut qu’on voit les semelles de ses souliers, et la légende dit : « The only way to get higher is illegal »…

New York va bien à Lafleur. En autant que New York soit concernée, assez peu finalement.

On dit les Rangers de New York, en fait, il faut savoir que lorsque les Rangers jouent « à la maison », ils habitent pour la journée au Southgate Hotel, à deux pas du Madison Square Garden, comme des vulgaires touristes…

On dit les Rangers de New York, en fait, il faudrait plutôt dire les Rangers de Rye, une bourgeoise petite ville au bord de la mer, à la frontière du Connecticut où habitent tous les joueurs (sauf Greschner). C’est une chic banlieue-campagne, très soignée, maisons de bois ou de vieilles pierres, et alentour vallons boisés où des gentlemen chassent à courre et à l’arc… Dimanche dans la nuit, quand Lafleur est rentré au motel où il habite depuis un mois, quatre chevreuils l’attendaient dans le parking. Difficile de s’imaginer que le Bronx n’est qu’à une demi-heure de là…

Le jour de l’entrevue, Lafleur avait rendez-vous pour louer une maison dans le coin :

— Acheter, il ne faut pas y penser. Des prix de fous, un million pour une cabane bien ordinaire. Comme celle-là, tiens, ça vaudrait quoi chez nous ? 350 000 $ ? …

Comme il était en avance pour l’entraînement, il nous a fait faire un tour de ville dans sa jeep.

— Louer non plus, ce n’est pas donné. C’est 4000 $ par mois minimum. Mais c’est beau, tranquille… Beaucoup plus doux que chez nous. Regarde, l’automne fait juste commencer ici… J’espère que ma famille va se plaire. Je viens justement d’appeler à la maison. Mark, le plus petit (il a 4 ans, je l’appelle mon « cadeau de retraite »), m’a dit : « Hey papa, t’as fait un but hier ? T’es comme un ouragan sur la glace »… Ouragan, tu parles. Un ouragan de 37 ans. Je ne sais pas où il est allé chercher ça. D’après Lise, il voit des ouragans partout en ce moment…

L’aréna de Rye où s’entraînent les Rangers se trouve dans un parc d’attractions pour enfants, désert à ce moment-ci de l’année. Les manèges peints de couleurs vives et la mer juste à côté donnent une impression de vacances quelque part dans un village balnéaire de la Nouvelle-Angleterre.

Lafleur dira d’ailleurs, comme s’il avait suivi ma pensée :

— Pas étonnant que j’ai retrouvé le plaisir de jouer ici.

En insistant sur « jouer ». Pour bien marquer qu’il parlait du « jeu » des enfants…

Mais je disais que New York va bien à Lafleur. Parce que, malgré tout, les Rangers, c’est quand même un peu New York. Ne serait-ce qu’après les matchs au Madison Square Garden. Il faut bien aller souper…

L’autre soir, Lafleur, après le match contre les Canucks, s’est ramassé au Canal Bar avec Greschner et sa femme. Ce qui est amusant là-dedans, au-delà du « gossip », c’est que le Canal Bar n’a rien à voir, mais alors rien du tout, avec le genre de trous chromés (restaurants à steaks et discothèque à filets mignons) où se tiennent habituellement les joueurs de hockey. Le Canal Bar est caché dans un quartier d’entrepôts, juste ce qu’il faut off Greenwich village. Brasserie d’artistes très branchés où la dernière chose qui pourrait arriver à Lafleur serait de se faire demander un autographe. Il faudrait pour cela qu’il tombe sur quelque touriste de Drummondville égaré là par un hasard bien improbable…

À bien y penser, il n’est pas un restaurant dans Manhattan, in ou pas, où Lafleur ne pourrait pas dîner en paix avec sa femme, sans que son voisin de table ne se doute une seconde de qui il est et s’en douterait-il que ça ne lui ferait probablement pas un pli sur le ventre. Pas un bar de SoHo où Lafleur ne pourrait pas prendre un verre de vin et fumer sa petite Du Maurier tranquille sans que toute la ville chuchote le lendemain qu’il était paqueté et si c’est pas malheureux qu’un si grand athlète fume comme une cheminée…

New York va bien à Lafleur. Des deux c’est New York, la star. New York la bouffeuse de gloire. Mais ça tombe bien, à 37 ans, Lafleur se demandait justement quoi faire avec la sienne qui lui pesait un peu…

Se demandait justement où l’accrocher, le temps de s’amuser un peu.