Quand on demande à Wayne Cashman d’évoquer son souvenir le plus marquant de Guy Lafleur, il éclate de rire à l’autre bout du fil. « Parce que le souvenir le plus marquant que je conserve de Guy, j’essaie de l’oublier depuis 1979 ! », lance-t-il en riant très fort.

Ah, 1979. Une simple année, des chiffres, un moment figé dans le temps. Mais pour les Bruins et leurs partisans, 1979, c’est tout ça, et même plus. Pour eux, 1979 demeure une année à oublier… même après tout ce temps.

Wayne Cashman parle de 1979, mais il aurait pu aussi bien parler de 1978 ou de 1977. Car il fut une époque où Guy Lafleur avait sa propre tradition chaque printemps : humilier les Bruins de Boston.

À lui seul ? Non, pas tout à fait. « À la fin des années 70, le Canadien avait six défenseurs de premier plan, un gardien de premier plan… et le Canadien avait Guy », résume John Wensink, qui a joué avec les Bruins pendant quatre saisons, de 1976 à 1980.

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Première partie de la finale de la Coupe Stanley entre les Bruins de Boston et le Canadien au Forum en 1977.

Avant même d’aller terroriser les Bruins, Lafleur avait déjà une certaine réputation aux yeux de Wensink, un robuste attaquant originaire de Cornwall, en Ontario, qui l’avait jadis croisé dans les arénas de hockey mineur.

Je me souviens entre autres d’un tournoi dans le coin de chez Guy, à Thurso… Guy devait avoir 12 ans. À un moment donné, il a lancé depuis le centre de la patinoire… et il a brisé le bâton du gardien !

John Wensink, ancien joueur des Bruins

Les deux rivaux se sont revus dans l’univers du hockey junior, où Lafleur rayonnait avec les Remparts de Québec, puis dans la LNH. Lafleur est arrivé à Montréal en 1971, mais ce n’est que quelques années plus tard, à partir de 1977, vraiment, qu’il s’est mis à devenir le bourreau des Bruins. Cette année-là, il a obtenu le trophée Conn-Smythe à titre de joueur le plus utile des séries, et les Bruins ont bien vu pourquoi : en quatre matchs de grande finale face à eux, il a récolté neuf points !

Cela avait d’ailleurs mené à quelques accrochages légendaires avec Wensink, qui aurait entre autres déclaré, lors de la finale, que Lafleur n’allait pas sortir vivant du Boston Garden.

« Sauf que je n’ai jamais dit ça, affirme Wensink aujourd’hui. On a dit que j’avais dit ça, c’est ça la différence. »

Cashman : « De toute façon, que John ait dit ça ou pas, ça n’aurait rien changé. Guy, il n’y a rien qui le dérangeait. »

La saison suivante, au printemps de 1978, ce fut les deux mêmes équipes en grande finale, avec le même résultat, et une victoire du Canadien en six matchs, pendant lesquels Lafleur récoltera trois buts et deux passes.

Et puis ensuite, il y eut 1979.

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Après avoir tiré de l’arrière 3-1, le Canadien remporte le septième match en prolongation pour accéder à la grande finale de la Coupe Stanley, à Montréal, le 10 mai 1979.

Ce match du 10 mai 1979 à Montréal aura été de ceux qui marquent, et qui marquent pendant longtemps. Ils marquent ceux qui étaient là dans les gradins, ceux qui étaient là devant leur télé, et ceux qui étaient là, vraiment là, sur la glace.

C’est que le gagnant allait obtenir une place en grande finale, et les Bruins, après les échecs des deux printemps précédents, avaient enfin le Canadien dans les câbles lors de ce septième match. Entre autres, les joueurs en noir et jaune avaient une avance de 3-1 en plein Forum, et puis enfin, l’heure de la vengeance allait sonner.

Non ? Non.

« Ce qu’il faut savoir avec Guy, c’est que chaque fois qu’il avait la rondelle sur sa palette, on savait qu’il allait se passer quelque chose », ajoute Cashman.

À titre de capitaine des Bruins, Cashman savait très bien qu’il ne fallait jamais compter Lafleur pour battu, et cette fois-là, en fin de match, il se l’est fait rappeler de manière très douloureuse.

Ainsi, avec seulement 2 : 34 à faire au cadran et les Bruins en avance 4-3, le club de Boston a écopé d’une très coûteuse punition pour avoir eu trop de joueurs sur la glace, et à ce jour, à Boston, les mots « too many men » demeurent des mots douloureux, qu’il ne faut que très rarement prononcer.

Ce bout du match est déjà très célèbre depuis longtemps. Lafleur, la crinière au vent, qui part de l’arrière de son propre filet, qui patine un peu, et qui remet la rondelle à Jacques Lemaire à l’avant. Lemaire la lui rend, et puis… « et puis Guy a effectué un tir parfait », ajoute John Wensink.

Le tir fut parfait, en effet, et la rondelle s’est retrouvée au fond du filet le temps de le dire, déjouant un Gilles Gilbert pourtant en état de grâce ce soir-là. Mais les images d’un Gilbert défait, assis et impuissant sur la glace, résumaient tout. Des années plus tard, lors d’une entrevue au Soleil en février 2019, l’ancien gardien des Bruins décrira ainsi ce tir de Lafleur : « Avez-vous déjà attrapé une balle de fusil de calibre .22 ? Non ? Eh bien moi non plus. »

À Boston, ils sont plusieurs à n’avoir jamais pu se remettre de 1979, et dans cette liste assez exhaustive, il y a le nom de l’entraîneur Don Cherry, qui en a perdu son poste.

« Je le revois sur la glace, ses longs cheveux au vent, a-t-il écrit dans un courriel envoyé à La Presse. À part peut-être Bobby Orr, il a été le meilleur patineur que j’ai vu. »

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Don Cherry, Bruins

Quand il a pris son élan pour lancer dans ce septième match (en 1979), je savais qu’il allait marquer, et seulement Guy aurait pu placer la rondelle dans le coin du filet comme ça pour égaler la marque. Je lui lève mon chapeau… même si ça m’a coûté mon poste !

Don Cherry, ex-entraîneur des Bruins

C’est un peu tout ça qui a marqué les joueurs des Bruins lors des grandes années de cette rivalité entre Boston et Montréal : Guy, bien sûr, mais en plus, l’homme et l’humain, tout simple, qui se cachait derrière le tir et la chevelure.

« Je peux vous dire qu’il fut tout un joueur de hockey… mais qu’il a été encore meilleur comme être humain », ajoute Wayne Cashman.