À un peu moins de 500 mètres de la ligne, Michael Woods a rejoint Matteo Jorgenson à l’ombre du train à crémaillère qui se rend au sommet du puy de Dôme. Le silence accentuait la solennité du moment.

Ses oreilles bourdonnaient encore des encouragements du public, interdit de passage à partir des 4 km en raison de l’étroitesse de la route.

Cinq ou six tours de pédalier pour jauger sa proie et hop ! le cycliste d’Ottawa a bondi de selle pour déposer l’Américain de Movistar, parti seul 47 kilomètres plus tôt.

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Michael Woods

Après avoir traversé le chemin de fer, Woods a levé le pouce à la moto-caméra, s’autorisant un sourire qu’il savait gagnant, même s’il a jeté un dernier regard à l’arrière à 250 m de la ligne. À la vitesse qu’il roulait, le coureur d’Israel-Premier Tech (IPT) a à peine eu le temps de soulever les bras, agrippant le guidon pour arrêter de zigzaguer.

Voilà comment Michael Woods s’est inscrit dans la légende du cyclisme, remportant la neuvième étape du Tour de France, dimanche, au puy de Dôme, lieu mythique que la course n’avait pas visité depuis 35 ans.

« Gagner une étape du Tour était l’un des plus grands buts de ma carrière », a rappelé Woods au téléphone avec La Presse quelques instants plus tard.

J’ai 37 ans, il ne me reste donc plus beaucoup de temps. De réaliser ça aujourd’hui, c’est incroyable pour moi. Je suis tellement content.

Michael Woods

L’ancien spécialiste de course à pied, converti au cyclisme à la mi-vingtaine après une blessure, est devenu le troisième vainqueur canadien sur le Tour après son coéquipier Hugo Houle, couronné l’an dernier à la 16étape, et son directeur sportif Steve Bauer, qui a pris le maillot jaune à la première étape en 1988.

« Les attaques n’ont pas arrêté »

Avant le départ de cette étape de 182,4 km lancée de Saint-Léonard-de-Noblat, Woods avait dévoilé son intention de se joindre à l’échappée du jour, une tâche qui s’annonçait difficile compte tenu de l’enjeu.

Par un drôle de hasard, Jorgenson se trouvait à ses côtés dans la zone mixte. L’Américain de 24 ans est celui qui avait chassé Houle en 2022 dans le Mur-de-Péguère, tandis que Woods était collé à sa roue. Il avait chuté dans la descente, ouvrant la voie à un doublé canadien inédit sur le podium à Foix.

Après lui avoir donné une tape d’encouragement sur l’épaule, Jorgenson a donc retrouvé son voisin d’entrevue dans une échappée qui a mis du temps à s’installer durablement. Guillaume Boivin, grand ami et coéquipier de Woods, s’y trouvait aussi, ainsi que 11 autres coureurs, dont l’Américain Neilson Powless (EF) et le Slovène Matej Mohorič (Bahrain).

Après une longue bagarre, le groupe de 14 s’est finalement octroyé un coussin confortable de plus de 12 minutes. Ni les Jumbo-Visma de Jonas Vingegaard ni les UAE de Tadej Pogačar ne souhaitaient chasser toute la journée.

Au moment où il était devenu clair que le gagnant se trouvait dans l’échappée, Boivin a été le premier à sortir, une action non planifiée à 62 km du but.

« C’était dans une descente et j’étais le plus pesant du groupe, je pense ! a blagué le Québécois au téléphone. Après ça, tout le monde dans le groupe savait que Mike était le favori de cette étape-là. Les attaques n’ont pas arrêté, et c’était dur à contrôler. J’ai fait mon possible. »

Repris dans la côte de Pontaumur, Boivin s’est ensuite fait sortir après une série de contres dont celui de Jorgenson, ce qui a privé IPT de son avantage numérique. Un moment que le Montréalais de 34 ans préférait effacer de sa mémoire…

« Disons que Mike m’a sauvé le c.. ! »

Jorgenson s’est donné une priorité d’un peu plus d’une minute sur un trio de poursuivants : son compatriote Powless et son maillot à pois, Mohorič et le Français Mathieu Burgaudeau (TotalEnergies). Woods évoluait dans son propre trio à une minute de plus.

« J’ai cru que je ne serais pas capable de gagner avec 15 km à faire », a raconté celui qui a fait ses débuts avec l’équipe Garneau-Québecor en 2013. « Steve [Bauer] me parlait à la radio et il m’a dit : fais ce que tu peux. »

Avec le puy de Dôme (13,3 km à 7,7 %) qui se profilait, Jorgenson pouvait rêver d’imiter le Danois Johnny Weltz, dernier gagnant sur le dôme de lave volcanique du Massif central, en 1988.

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Michael Woods s’apprêtant à dépasser Matteo Jorgenson

En raison d’un désaccord financier entre les organisateurs et les propriétaires du Puy – et de la mise en fonction du train en 2012 –, le Tour n’était plus jamais retourné sur les lieux de l’une de ses montées les plus mythiques. Raymond Poulidor et Jacques Anquetil s’y sont livré un coude-à-coude aussi littéral que mémorable en 1964, et Eddy Merckx y a reçu un coup de poing au foie par un spectateur en 1975.

Avec un retard qui s’est accentué à 2 min 17 s à 4 km du sommet, Woods ne paraissait plus dans le jeu pour la victoire. Mais avec des rampes moyennes à 11 et 12 %, on entrait « dans le territoire de Mike Woods », comme l’a souligné Jorgenson.

Aux 800 m, le grimpeur d’Ottawa a repéré le meneur pour la première fois. « Quand je l’ai vu, je me suis dit : OK, je suis capable de gagner. C’était un moment incroyable. »

Privé de communication radio et pédalant dans « le silence pur », l’Américain a sursauté quand le Canadien l’a repris.

« J’ai à peine entendu sa chaîne quand il m’a dépassé et ça m’a fait peur, a-t-il raconté à FloBikes. Mais à ce moment-là, j’étais cuit mentalement. »

« Il va s’en souvenir longtemps »

Comme à Foix l’an dernier, le malheureux Jorgenson a fini au pied du podium, rattrapé de justesse par le Français Pierre Latour (TotalEnergies) et Mohorič, respectivement deuxième et troisième.

Dans la bagarre pour le classement général, Pogačar (UAE) a décramponné Vingegaard (Jumbo-Visma) à 1,5 km pour grappiller huit secondes au Danois, qui conserve néanmoins son maillot jaune de meneur avec une priorité de 17 secondes.

Comme Houle l’an dernier, Woods est tombé dans les bras du soigneur canadien Jon Adams, un employé de la première heure de la défunte équipe canadienne SpiderTech fondée par Steve Bauer.

Jon [Adams] est toujours avec moi à chaque course et restait chez moi avant le Tour. Guillaume [Boivin] est aussi arrivé après quelques minutes. Cette équipe est vraiment comme une famille pour moi. Gagner avec ces gars-là, c’est parfait.

Michael Woods

Boivin, un résidant d’Andorre comme Woods, a partagé les mêmes émotions quelques minutes plus tôt : « Je m’entraîne pratiquement tous les jours avec Mike. On est quasiment voisins. En tant que Canadiens, on n’a pas nos familles avec nous en Europe. On passe donc beaucoup de temps ensemble, on se fait des soupers de “famille” avec nos blondes et ses enfants. Je suis très fier et content pour Mike, qui le mérite. »

Hugo Houle, 85e à 26 min 12 s, a pu suivre la fabuleuse remontée de son équipier par l’entremise de l’oreillette et de l’écran géant situé à 5 km. « Ça m’a donné de la motivation pour monter au sommet ! Ça a passé plus vite avec le sourire. »

Le cycliste de Sainte-Perpétue est peut-être le mieux à même de comprendre ce qui attend Woods.

« C’est sûr qu’ayant vécu ça l’année dernière, je suis en mesure de jauger ce qu’il va vivre dans les prochains jours. Il va s’en souvenir longtemps, surtout avec le type d’étape qu’il a gagnée, une étape mythique. Je suis donc très heureux qu’il ait réussi à atteindre son rêve. Il a travaillé fort, et tu fais énormément de sacrifices pour cette journée-là. Quand ça arrive, c’est juste merveilleux. »

Woods, médaillé de bronze aux Mondiaux de 2018 et gagnant de deux étapes à la Vuelta, a remercié tous ceux qui l’ont aidé durant une dernière année qui n’a pas été de tout repos, avec une chute et la COVID-19 sur le dernier Tour et une maladie qui a ralenti sa préparation hivernale. Il a mentionné le propriétaire d’équipe Sylvan Adams, son entraîneur Paulo Saldanha, ses parents, sa femme Elly et ses enfants Maxine et Willy.

« Ils m’ont tous soutenu. J’ai vécu des moments difficiles au cours de la dernière année. Mais je suis de retour au sommet et j’en suis vraiment fier. »

Au sommet du puy de Dôme, son sourire éclairait à des milles à la ronde.

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