(Tokyo) Il a beaucoup trop d’Histoire et trop d’histoires, dans ce triplé jamaïcain au 100 m féminin, je préfère vous en avertir.

D’abord, Elaine Thompson-Herah qui remporte sa deuxième médaille d’or en deux Jeux. Et ça, en 10,61 s, ce qui bat d’un centième le record olympique sulfureux de Florence Griffith-Joyner, dite FloJo, remontant à 1988.

Ensuite, mais là on dira que je délaisse l’Histoire pour faire des histoires, il y avait une sorte de froideur entre les trois médaillées, à l’arrivée.

Thompson-Herah roulait sur elle-même, dansait, tandis que ses deux compatriotes la regardaient à peine. Avec l’air de dire : « Bon, OK, mets-en pas trop. T’es ben bonne, t’es ben bonne… »

Il y a eu une petite tape de circonstance, et puis chacune de son bord s’en est allée.

PHOTO ANDREJ ISAKOVIC, AGENCE FRANCE-PRESSE

Le trio jamaïcain en tête : Elaine Thompson-Herah (4), Shelly-Ann Fraser-Pryce (5) et Shericka Jackson (7) au 100 m

En zone mixte avec les journalistes, la médaillée de bronze Shericka Jackson nous a dit : « Je préfère parler de ma médaille, pas des autres. » Notons que Jackson est aussi une formidable coureuse de 400 m (bronze à Rio, argent au 4 x 400 m). Ça s’ajoute à l’Histoire.

Mais la coureuse la plus historique du groupe, pour ainsi dire, est Shelly-Ann Fraser-Pryce, et pas à cause de ses 34 ans. C’est la seule personne à avoir remporté une médaille individuelle au 100 m dans quatre Jeux. Elle a remporté l’or en 2008 à Pékin, puis à Londres. Blessée, elle s’est contentée du bronze à Rio. Elle a eu un enfant en 2017, a repris l’entraînement l’année suivante et est redevenue championne du monde en 2019.

Elle se présentait avec le meilleur chrono de la saison. En l’absence de l’Américaine Sha’Carri Richardson, suspendue un mois pour avoir fumé du pot, elle faisait figure de favorite. Ça aussi, c’est toute une histoire : la marijuana ne procure aucun avantage de performance, aux dernières nouvelles. Et elle avait fumé en Oregon, où c’est légal. Richardson a dit qu’elle avait été affectée par l’annonce de la mort de sa mère biologique. Mais que ce soit pour lutter contre le spleen ou pour toute autre raison, ça ne fait pas courir plus vite. Toujours est-il que c’est interdit par l’Agence mondiale antidopage. L’agence antidopage américaine l’a donc suspendue pour un mois, à compter du 19 juin, ce qui lui a fait manquer le 100 m de Tokyo.

Pour en revenir à Fraser-Pryce, qui a remporté sa première médaille d’or à Pékin comme Usain Bolt, elle n’aura donc pas le « triple triplé » comme Bolt. Celui-ci a gagné l’or à Pékin, à Londres et à Rio (au 200 m aussi).

Sauf que Bolt n’a pas gagné de médaille dans quatre Jeux, lui. Ni accouché, au fait.

Pour Fraser-Pryce, dont la mère a abandonné sa carrière de coureuse après avoir donné naissance à son premier enfant, ces Jeux-ci revêtent donc une importance toute particulière. Elle prouve elle aussi qu’on peut revenir dans l’élite mondiale dans un sport hautement compétitif après avoir eu un enfant.

Au sujet de l’atmosphère dans l’équipe, un journaliste a posé à Fraser-Pryce la question que tout le monde attendait :

« Il y a une rivalité sur la piste, de toute évidence, mais comment vous entendez-vous en dehors de la piste ? Vous avez l’air de bonne humeur, mais tantôt, ça semblait moins chaleureux entre vous… »

Oh, les yeux que la sprinteuse lui a faits !

« Avez-vous déjà perdu quelque chose ? a-t-elle demandé au journaliste.

— … a-t-il répondu.

— Je suis une athlète honnête, et quand je perds, je suis déçue, je ne fais pas semblant. Maintenant, je suis quand même contente que mes compatriotes aient gagné. »

Et de fait, les trois rigolaient plutôt.

Peut-être est-on un peu trop habitués aux scènes d’embrassades émues entre athlètes ? Ce n’était pas le 4 x 100m, après tout. C’était chacune pour soi, et pour chacune, les enjeux étaient énormes, historiques, même, n’ayons pas peur des mots.

Il restait une question avant de fermer la conférence de presse et je me suis avancé pour la poser aux trois.

« Pensez-vous que la marijuana devrait être retirée de la liste des produits bannis ?

— Pas de commentaire, on ne répond pas à ça, rien à dire », ont dit en chœur les trois en se retournant, jugeant ma question irrecevable.

OK, OK, ça va, j’étais juste curieux, je ne voulais pas faire d’histoires.

Bon, un peu, j’avoue.

Il y en avait déjà trop pour une seule course, de toute manière.